(traduit du bulgare par le traducteur du « Coeur Cerf »)
Le Mont Analogue fut commencé par René Daumal en juillet 1939 lors de son séjour à Pelvoux dans les Alpes et à un moment particulièrement tragique de son existence. Il venait d'apprendre – à trente et un ans – qu'il était perdu : tuberculeux depuis une dizaine d'années, sa maladie ne pouvait avoir qu'une issue fatale. Trois chapitres étaient achevés en juin 1940 quand Daumal quitta Paris à cause de l'occupation allemande, sa femme, Vera Milanova, étant israélite. Après trois ans passés entre les Pyrénées (Gavarnie), les environs de Marseille (Allauch) et les Alpes (Passy, Pelvoux), dans des conditions très difficiles sur tous les plans, Daumal connut enfin, au cours de l'été 1943, un moment de répit et espéra pouvoir finir son « roman ». Il se remit au travail, mais une dramatique aggravation de sa maladie l'empêcha de terminer la relation de son voyage « symboliquement authentique ». Il mourut à Paris le 21 mai 1944. ? (extrait le avant-propos de l'éditeur)
L’auteur nous confie les souvenirs de son enfance, et sa découverte, puis son affranchissement de la mort et de la peur qu’elle suscite chez l’homme. Sogol évoque une petite voix qui survit parfois aux professeurs, aux « grands » et à leurs livres,.
Mon supérieur avait bien dit : je souffre d’un inguérissable besoin de comprendre. Je ne veux pas mourir sans avoir compris pourquoi j’avais vécu. Et vous, avez-vous jamais eu peur de la mort ?
Je fouillai en silence mes souvenirs, des souvenirs profonds où les mots ne s’étaient pas encore mis. Et je dis, difficilement :
– Oui. Vers l’âge de six ans, j’avais entendu parler de mouches qui piquent les gens pendant leur sommeil ; quelqu’un avait fait cette plaisanterie que « quand on se réveille, on est mort ». Cette phrase m’obsédait. Le soir, dans mon lit, la lumière éteinte, j’essayais de me représenter la mort, le « plus rien du tout » ; je supprimais en imagination tout ce qui faisait le décor de ma vie et j’étais serré dans des cercles de plus en plus étroits d’angoisse : il n’y aura plus « moi »… moi, qu’est-ce que c’est, moi ? – je n’arrivais pas à le saisir, « moi » me glissait de la pensée comme un poisson des mains d’un aveugle, je ne pouvais plus dormir. Pendant trois ans, ces nuits d’interrogation dans le noir revinrent plus ou moins fréquemment. Puis, une certaine nuit, une idée merveilleuse m’est venue : au lieu de subir cette angoisse, tâcher de l’observer, de voir où elle est, ce qu’elle est.
gorge
; je me rappelai que j’étais sujet à des angines ; je m’efforçai de me relâcher, de détendre mon ventre. L’angoisse disparut. J’essayai de penser encore, dans cet état, à la mort, et cette fois, au lieu d’être saisi par la griffe de l’angoisse, je fus envahi d’un sentiment tout nouveau, auquel je ne connaissais pas de nom, qui tenait du mystère et de l’espérance…
– Et puis vous avez grandi, vous avez étudié, et vous avez commencé à philosopher, n’est-ce pas ? Nous en sommes tous là. Il semble que vers l’âge de l’adolescence, la vie intérieure du jeune être humain se trouve soudain aveulie, châtrée de son courage naturel. Sa pensée n’ose plus affronter la réalité ou le mystère en face, directement ; elle se met à les regarder à travers les opinions des « grands », à travers les livres et les cours des professeurs. Il y a pourtant là une voix qui n’est pas tout à fait tuée, qui crie parfois, – chaque fois qu’elle le peut, chaque fois qu’un cahot de l’existence desserre le bâillon, – qui crie son interrogation, mais nous l’étouffons aussitôt. Ainsi, nous nous comprenons déjà un peu. Je puis vous dire, donc, que j’ai peur de la mort. Non pas de ce qu’on imagine de la mort, car cette peur est elle-même imaginaire. Non pas de ma mort dont la date sera consignée dans les registres de l’état civil. Mais de cette mort que je subis à chaque instant, de la mort de cette voix qui, du fond de mon enfance, à moi aussi, interroge : « que suis-je ? » et que tout, en nous et autour de nous, semble agencé pour étouffer encore et toujours. Quand cette voix ne parle pas – et elle ne parle pas souvent ! – je suis une carcasse vide, un cadavre agité. J’ai peur qu’un jour elle ne se taise à jamais ; ou qu’elle ne se réveille trop tard – comme dans votre histoire de mouches : quand on se réveille, on est mort.
» Et voilà ! fit-il, presque violemment. Je vous ai dit l’essentiel. Tout le reste, ce sont des détails. Depuis des années, j’attends de pouvoir dire cela à quelqu’un.
[Note] Ce passage soulève des questions (en réalité, ne soulève que de quelques centimètres, le couvercle de la boite où elles sont enfermées.)
:
* A-t-on déjà entendu cette petite voix ?
* Quelles sont ces choses que l’on attends depuis toujours de pouvoir dire à quelqu’un ?
VOIX ENFANTINE = OVNI FIXE NEANT
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