Le progrès – Condorcet

[Il fut un temps où l’on pensait que
aux progrès de la science,
à l’accumulation de savoirs
(supposés s’ajouter sans rien retrancher)
correspondait un progrès de l’esprit humain.
LES PROGRÈS DES SCIENCES ASSURENT-letex-

Les opinons actuelles
de ceux qui ne sont pas hypnotisés par le serpent kaa
sont bien plus nuancées]


 

Ce passage de « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain »
de Condorcet
est cité par Pierre-André Taguieff
dans son essai
« LE SENS DU PROGRÈS »
Une approche historique et philosophique

LES PROGRÈS DES SCIENCES ASSURENT-letex

(lecture plus facile)


et cette influence réciproque, dont l’action se renouvelle sans cesse, doit être placée au nombre des 10 causes les plus actives, les plus puissantes du perfectionnement de l’espèce humaine. Aujourd’hui, un jeune homme, au sortir de nos écoles, sait en mathématiques au-delà de ce que Newton avait appris par de profondes études, ou découvert par son génie; il sait manier l’instrument du calcul avec une facilité alors inconnue. La même observation peut s’appliquer à toutes les sciences, cependant avec quelque inégalité. A mesure que chacune d’elles s’agrandit, les moyens de resserrer dans un plus petit espace les preuves d’un plus grand nombre de vérités, et d’en faciliter l’intelligence, se perfectionneront également*. Ainsi, non seulement, malgré les nouveaux progrès des sciences, les hommes d’un génie égal se retrouvent à la même époque de leur vie au niveau de l’état actuel de la science, mais, pour chaque génération, ce qu’avec une même force de tête, une même attention, on peut apprendre dans le même espace de temps s’accroîtra nécessairement, et la portion élémentaire de chaque science, celle à laquelle tous les hommes peuvent atteindre, devenant de plus en plus étendue, renfermera d’une manière plus complète ce qu’il peut être nécessaire à chacun de savoir, pour se diriger dans la vie commune, pour exercer sa raison avec une entière indépendance.

[* note personnelle : compactage des connaissances


 

Dans la suite de son texte, Condorcet montre l’idée qu’il se fait de l’éducation, et de l’outil qui permettrait d’améliorer le partage et l’enseignement des connaissances. 
Ce qu’il présente pourra faire penser à la novlangue* d’Orwell  (pour ceux qui pensent que la complexité de la réalité est irréductible – ne pouvant être saisie qu’approximativement avec des pertes qui ne peuvent être ignorées lorsqu’il s’agit du vivant.

* appuyée sur des idéogrammes à correspondance univoque –

 


« Une langue universelle est celle qui exprime par des signes, soit des objets réels, soit ces collections bien déterminées qui, composées d’idées simples et générales, se trouvent les mêmes, ou peuvent se former également dans l’entendement de tous les hommes; soit enfin les rapports généraux entre ces idées, les opérations de l’esprit humain, celles qui sont propres à chaque science, ou les procédés des arts. Ainsi, les hommes qui connaîtraient ces signes, la méthode de les combiner, et les lois de leur formation, entendraient ce qui est écrit dans cette langue, et l’exprimeraient avec une égale facilité dans la langue commune de leur pays.

On voit que cette langue pourrait être employée pour exposer, ou la théorie d’une science, ou les règles d’un art; pour rendre compte d’une expérience ou d’une observation nouvelle; de l’invention d’un procédé, de la découverte, soit d’une vérité, soit d’une méthode; que comme l’algèbre, lorsqu’elle serait obligée de se servir de signes nouveaux, ceux qui seraient déjà connus donneraient les moyens d’en expliquer la valeur.

Une telle langue n’a pas l’inconvénient d’un idiome scientifique, différent du langage commun. Nous avons observé déjà que l’usage de cet idiome partagerait nécessairement les sociétés en deux classes inégales entre elles; l’une composée des hommes qui, connaissant ce langage, auraient la clef de toutes les sciences; l’autre de ceux qui, n’ayant pu l’apprendre, se trouveraient dans l’impossibilité presque absolue d’acquérir des lumières. Ici, au contraire, la langue universelle s’y apprendrait avec la science même, comme celle de l’algèbre; on connaîtrait le signe en même temps que l’objet, l’idée, l’opération qu’il désigne. Celui qui, ayant appris les éléments d’une science, voudrait y pénétrer plus avant, trouverait dans les livres, non seulement les vérités qu’il peut entendre, à l’aide des signes dont il connaît déjà la valeur, mais l’explication des nouveaux signes dont on a besoin pour s’élever à d’autres vérités.

Nous montrerons que la formation d’une telle langue, si elle se borne à exprimer des propositions simples, précises, comme celles qui forment le système d’une science, ou de la pratique d’un art, ne serait rien moins qu’une idée chimérique; que l’exécution même en serait déjà facile pour un grand nombre d’objets; que l’obstacle le plus réel  qui l’empêcherait de l’étendre à d’autres serait la nécessité un peu humiliante de reconnaître combien peu nous avons d’idées précises, de notions bien déterminées, bien convenues entre les esprits**.

Nous indiquerons comment, se perfectionnant sans cesse, acquérant chaque jour plus d’étendue, elle servirait à porter sur tous les objets qu’embrasse l’intelligence humaine, une rigueur, une précision qui rendrait la connaissance de la vérité facile, et l’erreur presque impossible. Alors la marche de chaque science aurait la sûreté de celle des mathématiques, et les propositions qui en forment le système, toute la certitude géométrique, c’est-à-dire toute celle que permet la nature de leur objet et de leur méthode.« 

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** Le fameux « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément. »  de Boileau est de la même veine (il prépare le terrain).

Toute conception claire qui pourrait être comprise par celui qui écoute exactement comme celui qui l’énonce l’a pensée (à l’instant où il l’a produite … car une seconde plus tard elle est déjà autre) est une illusion totale. Un mensonge de celui qui prétend savoir l’art de bien concevoir.