Le mont analogue – René Daumal (simpliste) – 03

(traduit du bulgare par le traducteur du « Coeur Cerf »)

Le Mont Analogue fut commencé par René Daumal en juillet 1939 lors de son séjour à Pelvoux dans les Alpes et à un moment particulièrement tragique de son existence. Il venait d'apprendre – à trente et un ans – qu'il était perdu : tuberculeux depuis une dizaine d'années, sa maladie ne pouvait avoir qu'une issue fatale. Trois chapitres étaient achevés en juin 1940 quand Daumal quitta Paris à cause de l'occupation allemande, sa femme, Vera Milanova, étant israélite. Après trois ans passés entre les Pyrénées (Gavarnie), les environs de Marseille (Allauch) et les Alpes (Passy, Pelvoux), dans des conditions très difficiles sur tous les plans, Daumal connut enfin, au cours de l'été 1943, un moment de répit et espéra pouvoir finir son « roman ». Il se remit au travail, mais une dramatique aggravation de sa maladie l'empêcha de terminer la relation de son voyage « symboliquement authentique ». Il mourut à Paris le 21 mai 1944. ? 
(extrait le avant-propos de l'éditeur)

03-Le mont analogue- QUI ALLA SE-IMA

L’auteur de la lettre qui fait mention du Mont Analogue est un personnage étrange, voir même farfelu (il est de la trempe de ceux que l’on rencontre dans « La Grande Beuverie »). Notre héro (René Daumal lui-même ?) se rend au domicile de celui-ci. 

 

Ce dimanche matin, bousculant des tomates, glissant sur des peaux de bananes, frôlant des commères en sueur, je me fis un chemin jusqu’au passage des Patriarches. Je passai sous un porche, interrogeai l’âme des corridors, et me dirigeai vers une porte au fond de la cour. Avant de m’y introduire, je remarquai, le long d’une muraille décrépite et renflée à mi-hauteur, une corde double qui pendait d’une petite fenêtre du cinquième étage. Une culotte de velours – pour autant que je pouvais percevoir de tels détails à cette distance – sortit par la fenêtre ; elle plongeait dans des bas qui s’engageaient dans des chaussures souples. Le personnage qui se terminait ainsi par en bas, en se tenant d’une main à l’appui de la fenêtre, fit passer les deux brins de la corde entre ses jambes, puis autour de sa cuisse droite, puis obliquement sur sa poitrine jusqu’à l’épaule gauche, puis derrière le col relevé de sa courte veste, et enfin devant lui par-dessus l’épaule droite, tout cela en un tour de main ; il saisit les brins pendants de la main droite et les brins supérieurs de la main gauche, repoussa le mur du bout des pieds et, le torse droit, les jambes écartées, il descendit à la vitesse d’un mètre cinquante à la seconde, dans ce style qui fait si bien sur les photographies. Il avait à peine touché terre qu’une seconde silhouette s’engageait sur la même voie ; mais ce nouveau personnage, arrivé à l’endroit où le vieux mur se bombait, reçut sur la tête quelque chose comme

une vieille pomme de terre,

03-Le mont analogue- QUI ALLA SE-LET

; il arriva pourtant en bas sans être trop déconcerté, mais ne termina pas son « rappel de corde » par le geste qui justifie cette appellation, et qui consiste à tirer sur un des brins pour ramener le câble. Les deux hommes s’éloignèrent et franchirent le porche sous les yeux de la concierge qui les regarda passer d’un air dégoûté. Je poursuivis mon chemin, montai quatre étages d’un escalier de service et trouvai ces indications placardées près d’une fenêtre :

« Pierre SOGOL, professeur d’alpinisme. Leçons les jeudi et dimanche de 7 h à 11 h. Moyen d’accès : sortir par la fenêtre, prendre une vire à gauche, escalader une cheminée, se rétablir sur une corniche, monter une pente de schistes désagrégés, suivre l’arête du nord au sud en contournant plusieurs gendarmes et entrer par la lucarne du versant est. »

Je me pliai volontiers à ces fantaisies, bien que l’escalier continuât jusqu’au cinquième. La « vire » était un étroit rebord de la muraille, la « cheminée » un obscur enfoncement qui n’attendait que d’être fermé par la construction d’un immeuble contigu pour prendre le nom de « cour », la « pente de schiste » un vieux toit d’ardoise et les « gendarmes » des cheminées mitrées et casquées. Je m’introduisis par la lucarne et me trouvai devant l’homme. Plutôt grand, maigre et vigoureux, une forte moustache noire, des cheveux un peu crépus, il avait la tranquillité de la panthère en cage qui attend son heure ; il me regardait par de calmes yeux sombres et me tendait la main.

– Vous voyez ce que je dois faire pour gagner ma croûte, me dit-il. J’aurais voulu vous recevoir mieux…

– Je croyais que vous travailliez dans la parfumerie, interrompis-je.

– Pas seulement. J’ai aussi à faire dans une fabrique d’appareils ménagers, une maison d’articles de camping, un laboratoire de produits insecticides et une entreprise de photogravure. Je m’engage partout à réaliser les inventions jugées impossibles. Jusqu’ici, cela a réussi, mais comme on sait que je ne puis rien faire d’autre, dans la vie, que d’inventer des absurdités, on ne me paie pas gros. Alors, je donne des leçons d’escalade à des fils de famille fatigués du bridge et des croisières. Mettez-vous donc à votre aise et faites connaissance avec ma mansarde.


[Note] La métaphore de l’alpinisme filera tout le long du roman. Parfois il sera difficile de trouver la juste correspondance… comme ici pour la pomme de terre.

ALPINISME ALPINISTE = SIMPLE PAIN ENLISAIT

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