Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 11

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

11-Les Dépossédés -PUIS UN RETOUR SUR LE VISAGE-IMA

[Retour en arrière.]
Ici on suit la réflexion et les interrogations de Shevek et ses compagnons à propos de la planète Anarres et de son mode de vie radicalement différent de celui des habitants d’Anarres. Les uns semblant nager dans l’abondance et la force, produits de l’inégalité, et les autres dans la rareté et la fragilité nécessitant la liberté et l’entre-aide.

— Je n’avais jamais pensé avant, dit tranquillement Tirin, au fait qu’il y a des gens assis sur une colline, là-haut, sur Urras, et qui regardent vers Anarres, vers nous, en disant : « Regardez, voici la Lune. » Notre planète est leur Lune, et notre Lune est leur planète.

— Alors, où est la Vérité ? déclama Bedap, puis il se mit à bâiller.

— Sur la colline où se trouve celui qui parle, dit Tirin.

Ils levèrent tous les yeux vers la planète turquoise, imprécise et brillante ; elle n’était pas tout à fait ronde, la pleine lune étant passée depuis un jour. La calotte glaciaire nord était éblouissante.

— Le nord est très clair, dit Shevek. Ensoleillé. Et cette bosse brune, là, c’est l’A-Io.

— Ils sont tous étalés tout nus dans le soleil, dit Kvetur, avec des bijoux dans le nombril, et pas de poils.

Il y eut un silence.

Ils étaient venus sur cette colline pour être entre garçons. La présence des filles les oppressait tous. Il leur semblait que ces derniers temps le monde était plein de filles. Partout où ils regardaient, éveillés ou endormis, ils voyaient des filles. Ils avaient tous essayé de copuler avec des filles ; certains d’entre eux, en désespoir de cause, avaient aussi essayé de ne pas copuler avec des filles. Cela ne faisait aucune différence. Les filles étaient là.

Trois jours plus tôt, durant un cours sur l’Histoire du Mouvement Odonien, ils avaient tous assisté à la même projection, et la vue des joyaux irisés dans le creux soyeux des corps bruns et huilés des femmes leur était revenue à l’esprit à tous, en secret.

Ils avaient également vu les corps des enfants, chevelus comme eux, entassés comme des copeaux de métal rigides et rouillés sur une plage, et des hommes versaient de l’huile sur les enfants et y mettaient le feu. « Une famine dans la Province de Bachifoil, dans la Nation de Thu », avait dit la voix du commentateur. « Les corps des enfants morts de faim et de maladie sont brûlés sur les plages. À sept cents kilomètres, sur les plages de Tius dans la Nation de l’A-Io (et à ce moment apparurent les nombrils ornés de joyaux), des femmes gardées pour l’utilisation sexuelle des membres mâles de la classe possédante (les mots iotiques furent employés, car il n’y avait d’équivalence pour aucun de ces deux mots en pravique) sont allongées toute la journée sur le sable jusqu’à ce que le dîner leur soit servi par des gens de la classe non possédante ». Un gros plan sur le dîner : des bouches tendres qui mâchonnaient en souriant, des mains fines qui se tendaient pour prendre des friandises humides empilées dans des bols d’argent.

11-Les Dépossédés -PUIS UN RETOUR SUR LE VISAGE-LET

, avait dit la voix calme.

Mais l’image qui s’était élevée comme une bulle huileuse et irisée dans l’esprit des garçons était la même.

— Quel âge ont ces films ? dit Tirin. Sont-ils d’avant le Peuplement, ou sont-ils contemporains ? Ils ne le disent jamais.


[Note] Par ce « côte à côte » (pour ceux qui ont déchiffré la grille) Ursula désigne autant la proximité des corps d’enfants morts que celle qui existe sur Urras entre l’abondance des uns et l’extrême misère des autres.


Autrefois à la télévision, lors des "informations" ou "journaux télévisés" ce "côte à côte" se disait "sans transition", lorsque, immédiatement après les images de l'ouverture d'un parc d'attraction, étaient données celles relatives à un attentat, une famine ou autre catastrophe humanitaire.

Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 10

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

10-Les Dépossédés - VERROUILLÉES COMME LES PORTES-IMA2

[Retour en arrière.]
Shevek, ainsi que d’autres enfants, à l’école, ont lu des passages de l’histoire de la planète où vivaient leurs ancêtres. Ils auront besoin de l’équivalent (très approximatif) pour nous d’un « maître d’école » pour leur expliquer certains termes et concepts dont ils ignorent tout, comme par exemple la notion de « privation de liberté organisée », ainsi que le vocabulaire dédié.

Ils avaient tiré l’idée de « prison » de quelques épisodes de La Vie d’Odo, que lisaient tous ceux qui avaient choisi d’étudier l’histoire. Il y avait de nombreux points obscurs dans le livre, et il n’y avait personne à Grandes Plaines qui connût assez bien l’histoire pour les expliquer ; mais quand ils en arrivèrent aux années qu’Odo passa au Fort de Drio, le concept de « prison » s’était clarifié de lui-même. Et quand un professeur d’histoire itinérant arriva en ville, il développa le sujet, avec la répugnance d’un adulte convenable forcé d’expliquer une obscénité à des enfants. Oui, dit-il, une prison était un endroit où un État mettait les gens qui désobéissaient à ses Lois. Mais pourquoi ne se contentaient-ils pas de quitter cet endroit ? Ils ne pouvaient pas partir, les portes étaient verrouillées.

10-Les Dépossédés - VERROUILLÉES COMME LES PORTES-LET

Mais qu’est-ce qu’ils faisaient dans ces pièces tout le temps ? Rien. Il n’y avait rien à faire. Vous avez vu des images montrant Odo dans la cellule de la prison de Drio, n’est-ce pas ? Une patience de défi, la tête grise et penchée, les mains jointes, immobile dans une semi-obscurité. Les prisonniers étaient parfois condamnés à travailler. Condamnés ? Eh bien, cela veut dire qu’un juge, une personne à qui la Loi donne un certain pouvoir, leur a ordonné de faire un quelconque travail physique. Leur a ordonné ? Et s’ils ne voulaient pas le faire ? Eh bien, ils étaient forcés à le faire ; et s’ils ne travaillaient pas, ils étaient frappés. Un frisson passa parmi les enfants qui écoutaient, âgés de onze ou douze ans, dont aucun n’avait jamais été frappé, ni n’avait vu frapper une personne, sauf à l’occasion d’une colère personnelle et passagère.

Tirin posa la question qui était dans tous les esprits :

— Tu veux dire que plusieurs personnes en frappaient une autre ?

— Oui.

— Pourquoi les autres ne les arrêtaient-ils pas ?

— Les gardes avaient des armes, pas les prisonniers, répondit le professeur. Il parlait avec la violence d’un homme obligé de dire une chose détestable, et qui en est embarrassé.



[Note] Il est certainement tout aussi difficile à Shevek d’imaginer ce qu’il a pu lire ici à propos de la planète Urras que pour la plupart d’entre nous de concevoir un monde sans prison et sans système ayant le pouvoir (nous disons « le droit ») de réguler les dysfonctionnements sociaux.
Ursula justifie cette absence sur Anarres par la grande rareté des ressources et la nécessité absolue de l’entraide, et tout autant de l’utilisation optimale des capacités de chacun pour survivre dans un monde quasi désert. Cela ne convaincra pas nécessairement tous ses lecteurs.

Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 08

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

08-Les Dépossédés - TU N’ AS PAS VU-IMA

Retour en arrière.
Shevek est enfant. Il est à ce qui correspond pour nous à l’école.
Très jeune il se fait remarquer…et ignorer.

L’Orchestre avait besoin de tous les bancs pour la répétition, ce matin-là, et le groupe de danse sautillait dans la grande salle du centre d’éducation, aussi les enfants qui travaillaient sur « Savoir Parler et Écouter » étaient-ils assis en cercle sur le sol en béton de l’atelier. Le premier volontaire se leva : un garçon efflanqué d’une huitaine d’années avec de longues mains et de grands pieds. Il se tint très droit, comme le font les enfants bien portants ; son visage était d’abord pâle, mais il rougit en attendant que les autres enfants se taisent pour l’écouter.

— Vas-y, Shevek, dit le directeur du groupe.

— Eh bien, j’ai une idée.

— Plus fort, déclara le directeur, un homme bien bâti ayant à peine plus de vingt ans.

Le garçon sourit d’un air gêné.

— Eh bien, vous voyez, j’ai pensé à ça : supposons qu’on jette une pierre vers quelque chose. Vers un arbre. On la lance, et elle traverse l’air et frappe l’arbre. D’accord ? Mais elle ne peut pas. Parce que… puis-je avoir l’ardoise ? Regardez, vous êtes là en train de lancer la pierre, et voici l’arbre – il griffonnait sur l’ardoise – ça, c’est l’arbre, et voici la pierre, vous voyez, à moitié chemin entre les deux.

Les enfants gloussèrent en voyant sa caricature d’un holum, et il sourit.

— Pour aller de vous jusqu’à l’arbre, continua-t-il, la pierre doit passer à mi-chemin entre vous et l’arbre, pas vrai ? Et ensuite, elle doit être à mi-chemin entre ce point et l’arbre. Et ensuite à mi-chemin entre ce point-là et l’arbre. Et aussi loin qu’elle aille, il lui reste toujours une distance à parcourir, en fait c’est plutôt un moment, c’est la mi-distance entre le dernier point et l’arbre…

— Croyez-vous que ce soit intéressant ? l’interrompit le directeur, s’adressant aux autres enfants.

— Pourquoi elle ne peut pas atteindre l’arbre ? demanda une fillette de dix ans.

— Parce qu’elle doit toujours traverser la moitié du chemin qui reste à faire, répondit Shevek, et il reste toujours la moitié du chemin à faire… tu vois ?

— Pourrions-nous dire simplement que tu as mal lancé ta pierre ? dit le directeur avec un petit sourire.

— La façon dont on vise n’a pas d’importance. Elle ne peut pas atteindre l’arbre.

— Qui t’a donné cette idée ?

— Personne. Je m’en suis aperçu. Je crois que j’ai vu comment la pierre faisait vraiment pour…

— Ça suffit.

Quelques-uns des autres enfants s’étaient mis à bavarder, mais ils s’arrêtèrent comme pétrifiés. Le petit garçon à l’ardoise resta debout dans le silence. Il paraissait effrayé, et renfrogné.

— Parler, c’est partager… c’est un art de coopération. Tu ne partages pas, tu égotises, tout simplement.

Les accords vigoureux et clairs de l’orchestre résonnèrent dans le hall.

08-Les Dépossédés - TU N’ AS PAS VU-LET

Shevek dévisagea le directeur.

— Quel livre ? Il y en a un ici ?

Le directeur se leva. Il était près de deux fois plus grand et trois fois plus lourd que son adversaire, et il était clair d’après son regard qu’il n’aimait pas du tout l’enfant ; mais il n’y avait aucune menace de violence physique dans son attitude, seulement une affirmation d’autorité, légèrement atténuée par sa réponse irritée à la bizarre question du garçon.

— Non ! Et arrête d’égotiser !


[Note] L’auteur suppose, à raison peut-être, que même dans une école qui se veut préparant à la liberté, celui dont la conduite est singulière, ne trouvera pas sa place.
On aura reconnu ici le paradoxe de Zénon d’Elée « Achille et la tortue« 

Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 07

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

06-Les Dépossédés - RIEN N’ EST À TOI .-IMA

Retour en arrière.
Shevek est un bébé de quelques années. Il n’est pas parent d’Archimède, et pourtant…

Le regard du père était posé sur l’enfant maigre, qui n’avait pas remarqué sa présence dans le vestibule, préoccupé qu’il était par la lumière. Le gros enfant s’approcha rapidement de l’autre au même instant, mais d’une démarche accroupie à cause de ses langes humides et encombrants. Son mouvement n’était pas provoqué par l’ennui ou par la sociabilité, mais quand il fut dans le carré de soleil, il s’aperçut qu’il y faisait chaud. Il s’assit lourdement près de l’enfant maigre, lui faisant de l’ombre.

Le ravissement béat de l’enfant maigre fit aussitôt place à une expression de colère. Il repoussa le gros en criant :

— Va-t’en !

La surveillante entra aussitôt. Elle redressa le gros.

— Shev, tu ne dois pas pousser les autres.

L’enfant maigre se leva. Son visage brillait de lumière et de colère. Ses langes étaient sur le point de tomber.

— À moi ! dit-il d’une voix aiguë et retentissante. Mon soleil !

— Il n’est pas à toi, déclara la femme borgne avec la douceur d’une profonde certitude.

06-Les Dépossédés - RIEN N’ EST À TOI .-LET

Elle souleva l’enfant maigre dans ses mains douces et inexorables et le reposa un peu plus loin, en dehors du carré de lumière.

Le gros bébé resta assis à les regarder d’un air indifférent. L’autre se démenait en criant « Mon soleil ! », et la colère le fit fondre en larmes.

Le père le prit et le serra contre lui.

— Allons, Shev, arrête, dit-il. Allons, tu sais que tu ne peux pas avoir de choses à toi. Qu’est-ce que tu as donc ?

Sa voix était douce et tremblante comme si lui aussi allait se mettre à pleurer. L’enfant maigre était en larmes dans ses bras.

— Il y en a certains qui ne peuvent pas s’empêcher de se créer des problèmes, dit la femme borgne en le regardant avec sympathie.

— Je vais le prendre pour une visite au domicile, maintenant. La mère part cette nuit, tu comprends.

— Vas-y. J’espère que vous pourrez avoir des postes proches très rapidement, dit la surveillante, hissant le gros enfant sur sa hanche comme un sac de grains, le visage mélancolique et fermant à moitié son seul œil. Au revoir, Shev, mon cœur. Demain, écoute, demain nous jouerons au camion.

Le bébé ne lui pardonnait pas encore. Il sanglota en agrippant le cou de son père, et cacha son visage dans l’ombre du soleil perdu.


[Note] On aura reconnu dans la réaction d’humeur de Shevek, la parole devenue célèbre d’un grand philosophe de la « Magna Grecia » . Parole ultime, puisqu’elle précipita sa fin.

Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 06

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

07-Les Dépossédés - ILS LUI PARLÈRENT , ET IL LEUR-IMA

Le vaisseau spatial qui conduit/ramène Shevek sur terre, s’est posé sur Urras. Le premier descendant d’anarchistes revenu sur la terre de ses ancêtres va rencontrer un monde dont il ignore tout, si ce n’est les recherches en rapport avec sa spécialité de physicien.

— Nous arrivons à Ieu Eun. Il y a une véritable foule qui attend de vous rencontrer, Dr Shevek ; le Président, et plusieurs Directeurs, et le Chancelier, bien sûr, toutes sortes de grosses légumes. Mais si vous êtes fatigué, nous mettrons fin à toutes ces réjouissances le plus vite possible.

Les réjouissances durèrent plusieurs heures. Par la suite, il ne fut jamais capable de s’en souvenir clairement. Il fut propulsé de la petite boîte sombre qu’était la voiture dans une immense boîte illuminée et pleine de gens – des centaines de personnes, sous un plafond doré d’où pendaient des lampes en cristal. On lui présenta tous les gens. Ils étaient tous plus petits que lui, et chauves. Les quelques femmes qui se trouvaient là étaient chauves également ; il se rendit enfin compte qu’ils avaient dû se raser tous les poils, ces petits poils très doux et soyeux de sa race, et aussi les cheveux. Mais ils les remplaçaient par de merveilleux vêtements, somptueux d’aspect et de couleur ; les femmes étaient en longues robes qui balayaient le sol, les seins nus, la taille, le cou et la tête parés de joyaux, de dentelle et de gaze, les hommes en pantalon et veste ou tunique de couleur, rouge, bleu, or, violet ou vert, avec des manches à franges et des cascades de dentelles, ou en longue robe pourpre, vert sombre ou noire qui s’ouvrait aux genoux pour laisser voir les chaussettes blanches, aux jarretières d’argent. Un autre mot iotique flotta dans la tête de Shevek, un mot pour lequel il n’avait jamais eu d’équivalent, bien qu’il en aimât la sonorité : « splendeur ». Ces gens avaient de la splendeur. Des discours furent prononcés. Le Président du Sénat de la Nation de l’A-Io, un homme avec d’étranges yeux froids, proposa un toast : « À la nouvelle ère de fraternité qui s’ouvre entre les Planètes Jumelles, et au précurseur de cette ère nouvelle, notre hôte distingué et extrêmement bienvenu : le Dr Shevek d’Anarres ! » Le Chancelier de l’Université lui parla avec beaucoup de gentillesse, le Premier Directeur de la Nation lui parla d’un air sérieux, on lui présenta des ambassadeurs, des astronautes, des physiciens, des politiciens, des douzaines de gens, ayant tous de longs titres honorifiques précédant et suivant leur nom ; et 07-Les Dépossédés - ILS LUI PARLÈRENT , ET IL LEUR-LET

encore moins de ce qu’il avait répondu.

Très tard dans la nuit, il se retrouva avec un petit groupe d’hommes, marchant sous la pluie chaude dans un grand parc ou une esplanade. Il y avait la sensation printanière de l’herbe vive sous ses pieds ; il la reconnut pour avoir marché dans le Parc du Triangle, à Abbenay. Ce souvenir vivace et le contact frais du vent nocturne le réveillèrent. Son âme sortit de sa cachette.


[Note : Ces conversations qui ne laissent aucun souvenir, donnent la mesure de ce que notre cerveau est capable de faire comme tri dans nos déchets de pensée, avec la plus grande discrétion .

Tout ce qui n’est pas récupérable disparait totalement, ne laissant ni cendres ni odeurs.]

Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 05

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

05-Les Dépossédés - LES ÉBÉNISTES URRASTIS ÉTAIENT -IMA

La question de l’inégalité de la femme et de l’homme ainsi que ses conséquences sur les relations charnelles est pour Shevek une autre source d’étonnement.

Il était bizarre que le sexe, source de tant de soulagement, de plaisir et de joie pendant de si nombreuses années, pût devenir en un jour un territoire inconnu où il devait s’avancer prudemment et reconnaître son ignorance ; et pourtant c’était ainsi. Il en était averti non seulement par l’étrange explosion de mépris et de colère de Kimoe, mais par une impression vague et antérieure que cet épisode remit en lumière.

Quand il était arrivé à bord du vaisseau, durant ces longues heures de fièvre et de désespoir, il avait été troublé, parfois ravi et parfois irrité, par une sensation très simple : la douceur du lit. Ce n’était qu’une couchette, mais le matelas supportait son poids avec une souplesse caressante. Il s’ajustait à lui, s’ajustait avec une telle insistance qu’il en était, encore maintenant, toujours conscient en s’endormant. Le plaisir et l’irritation qu’il lui procurait étaient tous deux nettement érotiques. Il y avait aussi l’appareil de séchage par air chaud : c’était la même sorte d’effet. Une caresse. Et la forme des meubles dans la salle des officiers, les douces courbes plastiques selon lesquelles avaient été contraints le bois et le métal rigides, la finesse et la délicatesse des surfaces et des textures, n’étaient-elles pas aussi, vaguement mais d’une manière insidieuse, érotiques ?

Il se connaissait assez bien pour être sûr que quelques jours sans Takver, même dans un moment de grande dépression, ne le travailleraient pas au point de lui faire sentir une femme dans chaque table. À moins que la femme n’y fût réellement.

05-Les Dépossédés - LES ÉBÉNISTES URRASTIS ÉTAIENT -LET… sur Urras.


Le fait que l’auteur soit une femme … me réjouit l’âme.

Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 04

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

04-Les Dépossédés - KIMOE S’ EMPORTAIT FACILEMENT-IMA

Shevek s’étonne de tout dans ce vaisseau qui le conduit sur Urras (qui correspond à notre Terre). Il questionne sans cesse le médecin qui est chargé de s’occuper de lui pendant la traversée.

— L’officier en second semble avoir peur de moi, dit-il.

— Oh, en ce qui le concerne, c’est de la bigoterie religieuse. C’est un Épiphaniste partisan d’une interprétation stricte. Il récite les Primes toutes les nuits. C’est un esprit totalement rigide.

— Et il me voit… comment ?

— Comme un dangereux athée.

— Un athée ! Pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce que vous êtes un Odonien d’Anarres ; il n’y a pas de religion sur Anarres.

— Pas de religion ? Sommes-nous des pierres, sur Anarres ?

— Je veux dire de religion établie, d’églises, de sectes…

04-Les Dépossédés - KIMOE S’ EMPORTAIT FACILEMENT .-LET

Toutes ses explications s’achevaient, après deux ou trois questions de Shevek, dans la confusion. Chacun considérait comme admises certaines relations que l’autre ne pouvait même pas voir. Par exemple, cette curieuse affaire de supériorité et d’infériorité. Shevek savait que le concept de supériorité, de hauteur relative, était important pour les Urrastis ; ils utilisaient souvent le terme « plus grand » comme synonyme de « meilleur » dans leurs écrits, là où un Anarresti aurait employé « plus central ». Mais qu’est-ce que le fait d’être plus grand avait à voir avec le fait d’être étranger ? C’était une énigme parmi des centaines.

— Je vois, dit-il alors, tandis que s’éclaircissait une autre énigme. Vous n’admettez pas de religion en dehors des églises, tout comme vous n’admettez pas de moralité en dehors des lois. Vous savez, je n’ai jamais compris cela, lors de mes nombreuses lectures de livres urrastis.

— Eh bien, de nos jours, toute personne éclairée admettrait…

— Le vocabulaire rend notre discussion difficile, dit Shevek, poursuivant sa découverte. En pravique, le mot religion est inhabituel. Non, comment dites-vous… rare. Pas souvent utilisé. Bien sûr, c’est une des Catégories : le Quatrième Mode. Peu de gens apprennent à pratiquer tous les Modes. Mais les Modes sont construits d’après les capacités naturelles de l’esprit, vous ne pourriez pas croire sérieusement que nous n’avons aucune capacité religieuse ? Que nous pouvons connaître la physique en étant coupés des relations les plus profondes qu’il y a entre l’homme et le cosmos ?

— Oh, non, pas du tout…

— Ce serait faire de nous une pseudo-espèce !

— Des hommes éduqués comprendraient certainement cela, ces officiers sont des ignorants.

— Mais alors, seuls les bigots sont autorisés à aller dans le cosmos ?

Toutes leurs conversations étaient comme cela, éprouvantes pour le docteur et insatisfaisantes pour Shevek, et pourtant extrêmement intéressantes pour tous les deux. Elles étaient pour Shevek le seul moyen d’explorer le nouveau monde qui l’attendait.

Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 03

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

03-Les Dépossédes -TENIR À L’ ÉCART OU ENFERMER-IMA1

 

Shevek s’est éveillé dans sa cabine.

Ne dénichant pas ses propres vêtements, il remit ceux qu’il avait trouvés sur lui en s’éveillant : un pantalon large, noué par une cordelette, et une veste sans forme ; tous les deux d’un jaune clair avec de petites taches bleues. Il se regarda dans le miroir et trouva cela d’un effet malheureux. Était-ce ainsi qu’on s’habillait sur Urras ? Il chercha vainement un peigne, s’arrangea en tressant ses cheveux en arrière et, ainsi bichonné, s’apprêta à quitter la pièce.

Ce lui fut impossible. La porte était verrouillée.

Shevek fut d’abord incrédule, puis cette incrédulité se transforma en une sorte de colère, un désir aveugle de violence, qu’il n’avait encore jamais ressenti de toute sa vie. Il s’acharna sur l’impassible poignée de porte, frappa des poings contre le métal lisse, puis fit demi-tour et poussa violemment le bouton d’appel, que le docteur lui avait dit d’utiliser en cas de besoin. Rien ne se passa. Il y avait de nombreux autres boutons numérotés de différentes couleurs sur le panneau d’intercom ; il les poussa tous, rageusement. Le haut-parleur mural se mit à babiller :

— Qui diable oui arrivant droit devant très net que de vingt-deux…

Shevek remit tous les boutons dans leur position initiale :

— Ouvrez la porte !

La porte s’ouvrit en coulissant, le docteur lança un regard à l’intérieur. À la vue de son visage inquiet, chauve et jaunâtre, la colère de Shevek se refroidit et retourna dans les ténèbres intérieures.

— La porte était fermée, dit-il.

— Je suis désolé, Dr Shevek… une précaution… contre la contagion… garder les autres à l’écart…

03-Les Dépossédes -TENIR À L’ ÉCART OU ENFERMER-LET

— La sécurité…

— La sécurité ? Dois-je être enfermé dans une boîte ?

— Le mess des officiers, offrit précipitamment le docteur d’une voix apaisante. Avez-vous faim, monsieur ? Peut-être désirez-vous vous habiller pour que nous puissions nous rendre au mess.

Shevek regarda les habits du docteur ; un pantalon bleu et serré, s’infiltrant dans des bottes qui paraissaient aussi douces et soyeuses que les vêtements eux-mêmes ; une tunique violette fendue sur le devant et tenue refermée par des brandebourgs argentés ; et en dessous, n’apparaissant qu’autour du cou et des poignets, un tricot d’un blanc éclatant.

— Ne suis-je pas habillé ? demanda enfin Shevek.

— Oh, ces pyjamas pourront aller, de toute façon. Il n’y a guère de formalisme à bord d’un cargo !

— Pyjamas ?

— Ce que vous portez. Des vêtements de sommeil.

— Des vêtements que l’on porte en dormant ?

— Oui.

Shevek cligna les yeux, mais ne fit aucun commentaire.

— Où sont les vêtements que je portais ? demanda-t-il.

— Vos vêtements ? Je les ai fait nettoyer… stériliser. J’espère que cela ne vous dérange pas, monsieur…

Il fouilla dans un placard mural que Shevek n’avait pas découvert et en sortit un paquet enveloppé dans du papier vert pâle. Il défit les vieux vêtements de Shevek, qui semblaient très propres et un peu rétrécis, fit une boule du papier vert, activa un autre panneau, jeta le papier dans le réceptacle qui s’ouvrait, et sourit d’un air hésitant.

— Voilà, Dr Shevek.

— Qu’est-il arrivé au papier ?

— Au papier ?

— Le papier vert.

— Oh, je l’ai mis à la poubelle.

— La poubelle ?

— Pour les détritus. Il a été brûlé.

— Vous brûlez le papier ?

— Peut-être a-t-il simplement été lâché dans l’espace, je n’en sais rien. Je ne suis pas un médic de l’espace, Dr Shevek. J’ai eu l’honneur de vous recevoir en raison de mon expérience avec d’autres visiteurs venus de l’extérieur, les ambassadeurs de Terra et de Hain. Je m’occupe de la décontamination et de la procédure d’adaptation pour tous les étrangers qui arrivent en A-Io. Bien que vous ne soyez pas vraiment étranger, évidemment.

Il regarda Shevek d’un air gêné ; celui-ci ne pouvait pas suivre tout ce qu’il disait, mais discernait la nature inquiète, timide et bien intentionnée qui se trouvait derrière les mots.

— Non, lui assura Shevek, peut-être ai-je eu la même grand-mère que vous, il y a deux cents ans, sur Urras.

Il mettait ses vieux vêtements et, en enfilant sa chemise par-dessus sa tête, il vit le docteur fourrer les « vêtements de sommeil » bleus et jaunes dans l’ouverture de la « poubelle ». Shevek s’arrêta, le col de sa chemise encore sur le nez. Puis il émergea complètement, s’agenouilla et ouvrit la poubelle. Elle était vide.

— Les vêtements sont brûlés ?

— Oh, ceux-là sont des pyjamas bon marché, pour le service… on les met et on les jette, cela coûte moins cher que de les faire nettoyer.

— Cela coûte moins cher, répéta Shevek d’un air méditatif. Il avait prononcé ces mots à la façon d’un paléontologue regardant un fossile, un fossile datant d’au moins une strate.

— Je crains que vos bagages n’aient été perdus dans cette course pour atteindre le vaisseau. J’espère qu’ils ne contenaient rien d’important.

— Je n’ai rien apporté, dit Shevek.

Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 02

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

02-Les Dépossédés - MÊME LÀ OÙ IL SE TROUVAIT-IMA

Shevek est sur une couchette dans sa cabine, quelqu’un est prêt de lui et semble en colère.

— Venez avec moi, je vous prie. Je suis médecin.

— Je vais bien.

— Je vous demande de venir avec moi, Dr Shevek !

— Vous êtes docteur, dit Shevek après un instant de silence. Pas moi. On m’appelle Shevek.

Le docteur – un petit homme affable et chauve – fit une grimace inquiète.

— Vous devriez être dans votre cabine, monsieur – il y a danger d’infection – vous n’auriez dû être en contact avec personne d’autre que moi, j’ai été en désinfection pendant deux semaines pour rien, à cause de ce sacré capitaine ! Veuillez venir avec moi, monsieur. On me tiendra pour responsable…

Shevek sentit que le petit homme était embêté. Il n’avait aucun scrupule, aucune sympathie pour l’autre ; 02-Les Dépossédés - MÊME LÀ OÙ IL SE TROUVAIT-LET

Le docteur avait examiné son épaule blessée (cette contusion embarrassait Shevek ; il avait été trop tendu et pressé pour se rendre compte de ce qui se passait sur le terrain d’atterrissage, et il n’avait pas senti la pierre le frapper). Il se tournait maintenant vers lui en tenant une seringue hypodermique.

— Je ne veux pas de cela, dit Shevek. Son iotique verbal était lent et, comme il s’en était aperçu durant les dialogues par radio, sa prononciation était mauvaise, mais il était assez correct d’un point de vue grammatical ; il avait plus de difficultés à comprendre qu’à parler.

— C’est un vaccin contre la rougeole, dit le docteur, d’un ton professionnel et détaché.

— Non, dit Shevek.

Le docteur se mâchonna les lèvres pendant un moment, puis ajouta :

— Vous savez ce qu’est la rougeole, monsieur ?

— Non.

— Une maladie. Contagieuse. Souvent grave pour les adultes. Vous ne l’avez pas sur Anarres ; des mesures prophylactiques l’ont empêché d’apparaître quand la planète a été colonisée. Mais elle est répandue sur Urras. Elle pourrait vous tuer. Ainsi qu’une douzaine d’autres infections virales communes. Vous n’avez aucune résistance contre elles. Êtes-vous droitier, monsieur ?

Automatiquement, Shevek fit non de la tête. Avec l’habileté d’un prestidigitateur, le docteur glissa l’aiguille dans son bras droit. Shevek se soumit en silence à cette injection, et aux autres. Il n’avait pas le droit d’être soupçonneux, ni de protester. Il s’était livré de lui-même à ces gens ; il avait abandonné son droit inné de décision. Ce droit était parti, l’avait quitté avec sa planète, la planète de l’espoir, le caillou aride.

Le docteur parla de nouveau, mais il n’écouta pas.