(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)
Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose. Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?
Shevek est sur une couchette dans sa cabine, quelqu’un est prêt de lui et semble en colère.
— Venez avec moi, je vous prie. Je suis médecin.
— Je vais bien.
— Je vous demande de venir avec moi, Dr Shevek !
— Vous êtes docteur, dit Shevek après un instant de silence. Pas moi. On m’appelle Shevek.
Le docteur – un petit homme affable et chauve – fit une grimace inquiète.
— Vous devriez être dans votre cabine, monsieur – il y a danger d’infection – vous n’auriez dû être en contact avec personne d’autre que moi, j’ai été en désinfection pendant deux semaines pour rien, à cause de ce sacré capitaine ! Veuillez venir avec moi, monsieur. On me tiendra pour responsable…
Shevek sentit que le petit homme était embêté. Il n’avait aucun scrupule, aucune sympathie pour l’autre ;
…
Le docteur avait examiné son épaule blessée (cette contusion embarrassait Shevek ; il avait été trop tendu et pressé pour se rendre compte de ce qui se passait sur le terrain d’atterrissage, et il n’avait pas senti la pierre le frapper). Il se tournait maintenant vers lui en tenant une seringue hypodermique.
— Je ne veux pas de cela, dit Shevek. Son iotique verbal était lent et, comme il s’en était aperçu durant les dialogues par radio, sa prononciation était mauvaise, mais il était assez correct d’un point de vue grammatical ; il avait plus de difficultés à comprendre qu’à parler.
— C’est un vaccin contre la rougeole, dit le docteur, d’un ton professionnel et détaché.
— Non, dit Shevek.
Le docteur se mâchonna les lèvres pendant un moment, puis ajouta :
— Vous savez ce qu’est la rougeole, monsieur ?
— Non.
— Une maladie. Contagieuse. Souvent grave pour les adultes. Vous ne l’avez pas sur Anarres ; des mesures prophylactiques l’ont empêché d’apparaître quand la planète a été colonisée. Mais elle est répandue sur Urras. Elle pourrait vous tuer. Ainsi qu’une douzaine d’autres infections virales communes. Vous n’avez aucune résistance contre elles. Êtes-vous droitier, monsieur ?
Automatiquement, Shevek fit non de la tête. Avec l’habileté d’un prestidigitateur, le docteur glissa l’aiguille dans son bras droit. Shevek se soumit en silence à cette injection, et aux autres. Il n’avait pas le droit d’être soupçonneux, ni de protester. Il s’était livré de lui-même à ces gens ; il avait abandonné son droit inné de décision. Ce droit était parti, l’avait quitté avec sa planète, la planète de l’espoir, le caillou aride.
Le docteur parla de nouveau, mais il n’écouta pas.