Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 04

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

04-Les Dépossédés - KIMOE S’ EMPORTAIT FACILEMENT-IMA

Shevek s’étonne de tout dans ce vaisseau qui le conduit sur Urras (qui correspond à notre Terre). Il questionne sans cesse le médecin qui est chargé de s’occuper de lui pendant la traversée.

— L’officier en second semble avoir peur de moi, dit-il.

— Oh, en ce qui le concerne, c’est de la bigoterie religieuse. C’est un Épiphaniste partisan d’une interprétation stricte. Il récite les Primes toutes les nuits. C’est un esprit totalement rigide.

— Et il me voit… comment ?

— Comme un dangereux athée.

— Un athée ! Pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce que vous êtes un Odonien d’Anarres ; il n’y a pas de religion sur Anarres.

— Pas de religion ? Sommes-nous des pierres, sur Anarres ?

— Je veux dire de religion établie, d’églises, de sectes…

04-Les Dépossédés - KIMOE S’ EMPORTAIT FACILEMENT .-LET

Toutes ses explications s’achevaient, après deux ou trois questions de Shevek, dans la confusion. Chacun considérait comme admises certaines relations que l’autre ne pouvait même pas voir. Par exemple, cette curieuse affaire de supériorité et d’infériorité. Shevek savait que le concept de supériorité, de hauteur relative, était important pour les Urrastis ; ils utilisaient souvent le terme « plus grand » comme synonyme de « meilleur » dans leurs écrits, là où un Anarresti aurait employé « plus central ». Mais qu’est-ce que le fait d’être plus grand avait à voir avec le fait d’être étranger ? C’était une énigme parmi des centaines.

— Je vois, dit-il alors, tandis que s’éclaircissait une autre énigme. Vous n’admettez pas de religion en dehors des églises, tout comme vous n’admettez pas de moralité en dehors des lois. Vous savez, je n’ai jamais compris cela, lors de mes nombreuses lectures de livres urrastis.

— Eh bien, de nos jours, toute personne éclairée admettrait…

— Le vocabulaire rend notre discussion difficile, dit Shevek, poursuivant sa découverte. En pravique, le mot religion est inhabituel. Non, comment dites-vous… rare. Pas souvent utilisé. Bien sûr, c’est une des Catégories : le Quatrième Mode. Peu de gens apprennent à pratiquer tous les Modes. Mais les Modes sont construits d’après les capacités naturelles de l’esprit, vous ne pourriez pas croire sérieusement que nous n’avons aucune capacité religieuse ? Que nous pouvons connaître la physique en étant coupés des relations les plus profondes qu’il y a entre l’homme et le cosmos ?

— Oh, non, pas du tout…

— Ce serait faire de nous une pseudo-espèce !

— Des hommes éduqués comprendraient certainement cela, ces officiers sont des ignorants.

— Mais alors, seuls les bigots sont autorisés à aller dans le cosmos ?

Toutes leurs conversations étaient comme cela, éprouvantes pour le docteur et insatisfaisantes pour Shevek, et pourtant extrêmement intéressantes pour tous les deux. Elles étaient pour Shevek le seul moyen d’explorer le nouveau monde qui l’attendait.

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