(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)
Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose. Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?
Shevek s’est éveillé dans sa cabine.
Ne dénichant pas ses propres vêtements, il remit ceux qu’il avait trouvés sur lui en s’éveillant : un pantalon large, noué par une cordelette, et une veste sans forme ; tous les deux d’un jaune clair avec de petites taches bleues. Il se regarda dans le miroir et trouva cela d’un effet malheureux. Était-ce ainsi qu’on s’habillait sur Urras ? Il chercha vainement un peigne, s’arrangea en tressant ses cheveux en arrière et, ainsi bichonné, s’apprêta à quitter la pièce.
Ce lui fut impossible. La porte était verrouillée.
Shevek fut d’abord incrédule, puis cette incrédulité se transforma en une sorte de colère, un désir aveugle de violence, qu’il n’avait encore jamais ressenti de toute sa vie. Il s’acharna sur l’impassible poignée de porte, frappa des poings contre le métal lisse, puis fit demi-tour et poussa violemment le bouton d’appel, que le docteur lui avait dit d’utiliser en cas de besoin. Rien ne se passa. Il y avait de nombreux autres boutons numérotés de différentes couleurs sur le panneau d’intercom ; il les poussa tous, rageusement. Le haut-parleur mural se mit à babiller :
— Qui diable oui arrivant droit devant très net que de vingt-deux…
Shevek remit tous les boutons dans leur position initiale :
— Ouvrez la porte !
La porte s’ouvrit en coulissant, le docteur lança un regard à l’intérieur. À la vue de son visage inquiet, chauve et jaunâtre, la colère de Shevek se refroidit et retourna dans les ténèbres intérieures.
— La porte était fermée, dit-il.
— Je suis désolé, Dr Shevek… une précaution… contre la contagion… garder les autres à l’écart…
— La sécurité…
— La sécurité ? Dois-je être enfermé dans une boîte ?
— Le mess des officiers, offrit précipitamment le docteur d’une voix apaisante. Avez-vous faim, monsieur ? Peut-être désirez-vous vous habiller pour que nous puissions nous rendre au mess.
Shevek regarda les habits du docteur ; un pantalon bleu et serré, s’infiltrant dans des bottes qui paraissaient aussi douces et soyeuses que les vêtements eux-mêmes ; une tunique violette fendue sur le devant et tenue refermée par des brandebourgs argentés ; et en dessous, n’apparaissant qu’autour du cou et des poignets, un tricot d’un blanc éclatant.
— Ne suis-je pas habillé ? demanda enfin Shevek.
— Oh, ces pyjamas pourront aller, de toute façon. Il n’y a guère de formalisme à bord d’un cargo !
— Pyjamas ?
— Ce que vous portez. Des vêtements de sommeil.
— Des vêtements que l’on porte en dormant ?
— Oui.
Shevek cligna les yeux, mais ne fit aucun commentaire.
— Où sont les vêtements que je portais ? demanda-t-il.
— Vos vêtements ? Je les ai fait nettoyer… stériliser. J’espère que cela ne vous dérange pas, monsieur…
Il fouilla dans un placard mural que Shevek n’avait pas découvert et en sortit un paquet enveloppé dans du papier vert pâle. Il défit les vieux vêtements de Shevek, qui semblaient très propres et un peu rétrécis, fit une boule du papier vert, activa un autre panneau, jeta le papier dans le réceptacle qui s’ouvrait, et sourit d’un air hésitant.
— Voilà, Dr Shevek.
— Qu’est-il arrivé au papier ?
— Au papier ?
— Le papier vert.
— Oh, je l’ai mis à la poubelle.
— La poubelle ?
— Pour les détritus. Il a été brûlé.
— Vous brûlez le papier ?
— Peut-être a-t-il simplement été lâché dans l’espace, je n’en sais rien. Je ne suis pas un médic de l’espace, Dr Shevek. J’ai eu l’honneur de vous recevoir en raison de mon expérience avec d’autres visiteurs venus de l’extérieur, les ambassadeurs de Terra et de Hain. Je m’occupe de la décontamination et de la procédure d’adaptation pour tous les étrangers qui arrivent en A-Io. Bien que vous ne soyez pas vraiment étranger, évidemment.
Il regarda Shevek d’un air gêné ; celui-ci ne pouvait pas suivre tout ce qu’il disait, mais discernait la nature inquiète, timide et bien intentionnée qui se trouvait derrière les mots.
— Non, lui assura Shevek, peut-être ai-je eu la même grand-mère que vous, il y a deux cents ans, sur Urras.
Il mettait ses vieux vêtements et, en enfilant sa chemise par-dessus sa tête, il vit le docteur fourrer les « vêtements de sommeil » bleus et jaunes dans l’ouverture de la « poubelle ». Shevek s’arrêta, le col de sa chemise encore sur le nez. Puis il émergea complètement, s’agenouilla et ouvrit la poubelle. Elle était vide.
— Les vêtements sont brûlés ?
— Oh, ceux-là sont des pyjamas bon marché, pour le service… on les met et on les jette, cela coûte moins cher que de les faire nettoyer.
— Cela coûte moins cher, répéta Shevek d’un air méditatif. Il avait prononcé ces mots à la façon d’un paléontologue regardant un fossile, un fossile datant d’au moins une strate.
— Je crains que vos bagages n’aient été perdus dans cette course pour atteindre le vaisseau. J’espère qu’ils ne contenaient rien d’important.
— Je n’ai rien apporté, dit Shevek.