(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)
Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose. Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?
Retour en arrière.
Shevek est enfant. Il est à ce qui correspond pour nous à l’école.
Très jeune il se fait remarquer…et ignorer.
L’Orchestre avait besoin de tous les bancs pour la répétition, ce matin-là, et le groupe de danse sautillait dans la grande salle du centre d’éducation, aussi les enfants qui travaillaient sur « Savoir Parler et Écouter » étaient-ils assis en cercle sur le sol en béton de l’atelier. Le premier volontaire se leva : un garçon efflanqué d’une huitaine d’années avec de longues mains et de grands pieds. Il se tint très droit, comme le font les enfants bien portants ; son visage était d’abord pâle, mais il rougit en attendant que les autres enfants se taisent pour l’écouter.
— Vas-y, Shevek, dit le directeur du groupe.
— Eh bien, j’ai une idée.
— Plus fort, déclara le directeur, un homme bien bâti ayant à peine plus de vingt ans.
Le garçon sourit d’un air gêné.
— Eh bien, vous voyez, j’ai pensé à ça : supposons qu’on jette une pierre vers quelque chose. Vers un arbre. On la lance, et elle traverse l’air et frappe l’arbre. D’accord ? Mais elle ne peut pas. Parce que… puis-je avoir l’ardoise ? Regardez, vous êtes là en train de lancer la pierre, et voici l’arbre – il griffonnait sur l’ardoise – ça, c’est l’arbre, et voici la pierre, vous voyez, à moitié chemin entre les deux.
Les enfants gloussèrent en voyant sa caricature d’un holum, et il sourit.
— Pour aller de vous jusqu’à l’arbre, continua-t-il, la pierre doit passer à mi-chemin entre vous et l’arbre, pas vrai ? Et ensuite, elle doit être à mi-chemin entre ce point et l’arbre. Et ensuite à mi-chemin entre ce point-là et l’arbre. Et aussi loin qu’elle aille, il lui reste toujours une distance à parcourir, en fait c’est plutôt un moment, c’est la mi-distance entre le dernier point et l’arbre…
— Croyez-vous que ce soit intéressant ? l’interrompit le directeur, s’adressant aux autres enfants.
— Pourquoi elle ne peut pas atteindre l’arbre ? demanda une fillette de dix ans.
— Parce qu’elle doit toujours traverser la moitié du chemin qui reste à faire, répondit Shevek, et il reste toujours la moitié du chemin à faire… tu vois ?
— Pourrions-nous dire simplement que tu as mal lancé ta pierre ? dit le directeur avec un petit sourire.
— La façon dont on vise n’a pas d’importance. Elle ne peut pas atteindre l’arbre.
— Qui t’a donné cette idée ?
— Personne. Je m’en suis aperçu. Je crois que j’ai vu comment la pierre faisait vraiment pour…
— Ça suffit.
Quelques-uns des autres enfants s’étaient mis à bavarder, mais ils s’arrêtèrent comme pétrifiés. Le petit garçon à l’ardoise resta debout dans le silence. Il paraissait effrayé, et renfrogné.
— Parler, c’est partager… c’est un art de coopération. Tu ne partages pas, tu égotises, tout simplement.
Les accords vigoureux et clairs de l’orchestre résonnèrent dans le hall.
Shevek dévisagea le directeur.
— Quel livre ? Il y en a un ici ?
Le directeur se leva. Il était près de deux fois plus grand et trois fois plus lourd que son adversaire, et il était clair d’après son regard qu’il n’aimait pas du tout l’enfant ; mais il n’y avait aucune menace de violence physique dans son attitude, seulement une affirmation d’autorité, légèrement atténuée par sa réponse irritée à la bizarre question du garçon.
— Non ! Et arrête d’égotiser !
[Note] L’auteur suppose, à raison peut-être, que même dans une école qui se veut préparant à la liberté, celui dont la conduite est singulière, ne trouvera pas sa place.
On aura reconnu ici le paradoxe de Zénon d’Elée « Achille et la tortue«