Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 21

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

21-Les Dépossédés -EN FAIT , ILS SEMBLAIENT METTRE-IMA

[Retour au présent du roman.]
Shevek va devoir (pour un temps) changer radicalement d’opinion à propos de tout ce qu’on lui a appris sur la planète Urras. On la lui a décrit comme un enfer, il ne voit autour de lui qu’un paradis.

On lui fit visiter la campagne dans des voitures de location, de splendides machines d’une bizarre élégance. Il n’y en avait pas beaucoup sur les routes : la location était très élevée, et peu de gens possédaient une voiture privée, car elles étaient lourdement taxées. De tels luxes, si on les autorisait librement, tendraient à épuiser des ressources naturelles irremplaçables ou à polluer l’environnement de leurs déchets, aussi étaient-ils sévèrement contrôlés par la réglementation et le fisc. Ses guides insistèrent là-dessus avec une certaine fierté. Depuis des siècles, disaient-ils, l’A-Io était en avance sur toutes les autres nations dans le domaine du contrôle écologique et de l’administration des ressources naturelles. Les excès du neuvième millénaire étaient de l’histoire ancienne, et leur seul effet durable était la pénurie de certains métaux, qui heureusement pouvaient être importés de la Lune.

Voyageant en voiture ou en train, il vit des villages, des fermes, des villes ; des forteresses datant de l’époque féodale ; les tours en ruine de Ae, l’ancienne capitale d’un empire, vieilles de quarante siècles. Il vit les champs, les lacs et les collines de la province d’Avan, le cœur de l’A-Io, et dans le ciel du nord les pics de la Chaîne du Meitei, blanche et gigantesque. La beauté du pays et la bonne volonté de ces gens demeuraient pour lui un perpétuel émerveillement. Les guides avaient raison : les Urrastis savaient comment administrer leur planète. On lui avait appris quand il était enfant qu’Urras n’était qu’une répugnante boule d’inégalités, d’iniquité et de gaspillage. Mais tous les gens qu’il rencontrait, et tous ceux qu’il voyait, dans le plus petit village de campagne, étaient bien habillés, bien nourris et, contrairement à ses suppositions, travailleurs. Ils ne restaient pas comme cela, l’air maussade, en attendant qu’on leur ordonne de faire quelque chose. Comme les Anarrestis, ils étaient actifs. Cela l’étonna. Il avait pensé que si l’on enlevait à un être humain sa propension naturelle à travailler – son initiative, son énergie créatrice et spontanée – et qu’on la remplaçait par une motivation externe et par la coercition, il deviendrait un travailleur paresseux et peu appliqué. Mais ce n’étaient pas des travailleurs insouciants qui entretenaient ces merveilleux champs, ou construisaient ces superbes voitures et ces trains confortables. L’attrait et l’obligation du profit étaient de toute évidence un succédané de l’initiative beaucoup plus efficace qu’on le lui avait fait croire.

Il aurait aimé parler à certains de ces gens robustes et dignes qu’il voyait dans les petites villes, pour leur demander par exemple s’ils se considéraient comme pauvres ; car si ceux-là étaient pauvres, il devait réviser le sens qu’il donnait à ce mot. Mais il n’avait jamais le temps, avec tout ce que ses guides voulaient lui montrer.

Les autres grandes villes de l’A-Io étaient trop éloignées pour pouvoir s’y rendre et les visiter en une journée, mais on le conduisit souvent à Nio Esseia, à cinquante kilomètres de l’Université. Toute une série de réceptions y furent données en son honneur, mais cela ne lui plaisait pas beaucoup, car elles étaient loin de l’idée qu’il se faisait d’une soirée. Tous ces gens étaient très polis et parlaient beaucoup, mais pas de choses intéressantes ; et ils souriaient tellement qu’ils en paraissaient inquiets.

Mais leurs vêtements étaient magnifiques ;

21-Les Dépossédés -EN FAIT , ILS SEMBLAIENT METTRE-LET

leurs nombreuses boissons,
dans le mobilier extravagant et les décorations des salles des palais où étaient données les réceptions.

On lui fit visiter Nio Esseia : une ville de cinq millions d’habitants – un quart de la population de sa propre planète. Ils l’emmenèrent sur la Place du Capitole et lui montrèrent les hautes portes de bronze du Directoire, le siège du Gouvernement de l’A-Io ; on lui permit d’assister à un débat du Sénat et à un conseil du Directoire. Ils le conduisirent au Zoo, au Musée National, au Musée des Sciences et de l’industrie. Ils lui firent visiter une école, où de charmants enfants en uniforme bleu et blanc chantèrent l’hymne national de l’A-Io en son honneur. Ils lui montrèrent une usine de matériel électronique, un laminoir entièrement automatisé et un centre de fusion nucléaire, pour qu’il puisse voir comment une économie capitaliste pouvait administrer efficacement son industrie et ses biens de production. Ils le conduisirent dans un nouvel ensemble de logements construits par le gouvernement afin qu’il puisse voir comme l’État prenait soin des gens. Ils lui firent prendre le bateau pour redescendre l’estuaire de la Sua, encombré de navires venant de toute la planète, jusqu’à la mer. Ils l’emmenèrent jusqu’à la Haute Cour de la Loi, et il passa toute une journée à suivre le déroulement de procès criminels et civils, une expérience qui le laissa stupéfait et terrifié ; mais ils insistaient pour qu’il puisse voir tout ce qu’il y avait à voir, et pour le conduire partout où il voulait aller. Quand il leur demanda, avec une certaine timidité, s’il pouvait voir l’endroit où était enterrée Odo, ils l’entraînèrent jusqu’à un vieux cimetière dans le district de Trans-Sua. Ils permirent même à des journalistes des quotidiens peu estimables de le photographier là, debout dans l’ombre des vieux saules, regardant la tombe simple et bien entretenue :

Laia Asieo Odo

698-769

Être un tout, c’est être une partie ;

le vrai voyage est le retour.

[Note] Au temps de la grande URSS, certains intellectuels français (et d’autres pays) ont été ainsi promenés à travers ce qu’ils ont cru être la formidable réussite du communisme. A leur retour dans leur pays, ils ont été de naïfs partisan d’un régime responsable de désastres économiques et humains.

Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 20

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

20-Les Dépossédés -SHEVEK RECONNAISSAIT LE MUR-IMA

[Retour au présent du roman.]
Shevek pensait se sentir étranger sur Urras, mais en fait tout sur cette planète – tout ce qu’on lui fait voir – le ravit – autour de lui il n’y a que gentillesse et prévenance, Shvek se sent dans un nouveau chez lui. Mais au cours de l’entretien qu’il a avec Pae, quelque chose en lui va être alerté.

La seule chose que tout le monde sache au sujet des Odoniens, je crois, c’est que vous ne buvez pas d’alcool. C’est vrai, au fait ?

— Certaines personnes distillent de l’alcool à partir de racines de holum fermentées, pour le boire. Ils disent que cela laisse libre cours à l’inconscient, comme l’entraînement à la communication intermentale. La plupart des gens préfèrent cette seconde solution, elle est très facile et ne provoque pas de maladie. Est-ce fréquent ici ?

— De boire, oui. Mais je ne connais pas cette maladie. Comment l’appelle-t-on ?

— L’alcoolisme, je crois.

— Oh, je vois… Mais que font les travailleurs sur Anarres quand ils veulent s’amuser un peu, échapper ensemble aux afflictions du monde pendant une nuit ?

Shevek parut embarrassé.

— Eh bien, nous… Je ne sais pas. Peut-être nos afflictions sont-elles inévitables ?

— Bizarre, dit Pae avec un sourire désarmant.

Shevek poursuivit sa lecture. Un des journaux était dans une langue qu’il ne connaissait pas, et un autre dans un alphabet entièrement différent. L’un était de Thu, expliqua Pae, et l’autre du Benbili, une nation de l’hémisphère occidental. Le journal de Thu était bien imprimé et d’un format plus petit ; Pae expliqua que c’était une publication gouvernementale.

— Ici, en A-Io, voyez-vous, les gens éduqués prennent leurs informations au téléfax, à la radio et à la télévision, et dans les revues hebdomadaires. Tandis que ces journaux sont lus presque uniquement par les classes inférieures – écrits par des semi-lettrés pour des semi-lettrés, comme vous pouvez le voir. La liberté de la presse est complète en A-Io, ce qui veut dire inévitablement que beaucoup de journaux ne renferment que des idioties. Le journal thuvien est bien mieux écrit, mais il donne uniquement les faits que le Présidium Central Thuvien veut y voir figurer. La censure est totale, en Thu. L’état est tout, et tout est pour l’état. Ce n’est certainement pas la place d’un Odonien, n’est-ce pas, monsieur ?

— Et ce journal ?

— Je n’en ai aucune idée. Le Benbili est un pays plutôt retardataire. Il y a toujours des révolutions.

— Un groupe de gens du Benbili nous a envoyé un message sur la longueur d’onde du Syndicat, peu avant mon départ d’Abbenay. Ils se disaient Odoniens. Y a-t-il de tels groupes ici, en A-Io ?

— Pas à ma connaissance, Dr Shevek.

Le mur.

20-Les Dépossédés -SHEVEK RECONNAISSAIT LE MUR-LET

son indifférence.

— Je crois que vous avez peur de moi, Pae, dit-il soudain, et avec cordialité.

— Peur de vous, monsieur ?

— Parce que je suis, par mon existence même, la réfutation de la nécessité de l’État. Mais qu’y a-t-il à craindre ? Je ne veux pas vous faire de mal, vous savez, Saio Pae. Je suis plutôt inoffensif… Écoutez, je ne suis pas docteur. Nous n’employons pas de titres honorifiques. On m’appelle Shevek.

— Je sais, je suis désolé, monsieur. Dans notre langue, voyez-vous, cela paraît irrespectueux. Cela ne va pas.

Il s’excusait avec beaucoup de charme, voulant se faire pardonner.

— Ne pouvez-vous pas me considérer comme un égal ? demanda Shevek, le regardant sans pardon ni colère.

Pae fut pour une fois embarrassé.

— Mais vraiment, monsieur, vous savez, vous êtes un homme très important…

— Il n’y a aucune raison de changer vos habitudes pour moi, répondit Shevek. Cela ne fait rien. Je pensais que vous seriez content d’être libéré de ces contingences, c’est tout.


[Note] Quel journal choisirions nous parmi ceux qui sont proposés à Shevek ? Et qui ressemblent un peu* à ceux de notre temps.

*(de plus en plus)

Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 19

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

19-Les Dépossédés -— C’ EST LA SEULE INITIATIVE -IMA

[Retour au présent du roman.]
Il sera ici question des raisons et agents de la présence de Sherek sur Urras.
Qui a souhaité ce voyage et pour quels motifs un descendant des anciens exilés sur la planète Arras a, pour la première fois depuis cet exil, entrepris celui-ci.

Oiie le regarda de ses yeux noirs, opaques et ovales.

— Alors vous êtes venu essentiellement en tant qu’émissaire de votre société ?

Shevek retourna s’asseoir sur le siège de marbre près de l’âtre, qu’il considérait déjà comme son siège, son territoire. Il avait besoin d’un territoire. Il sentait la nécessité de la prudence. Mais il ressentait encore plus fortement le besoin qui lui avait fait traverser l’abysse desséché depuis l’autre planète, le besoin de communication, le désir de détruire des murs.

— Je suis venu, dit-il soigneusement, en tant que syndic du Syndicat d’Initiative, le groupe qui parle par radio avec Urras depuis deux ans. Mais, vous savez, je ne suis pas un ambassadeur envoyé par une quelconque autorité, ou une institution. J’espère que vous ne me l’avez pas demandé en me considérant comme tel.

— Non, répondit Oiie. Nous vous l’avons demandé à vous : Shevek le physicien. Avec l’approbation de notre gouvernement et du Conseil Mondial des Gouvernements, bien sûr. Mais vous êtes ici en tant qu’invité de l’Université de Ieu Eun.

— Bien.

— Mais nous ne savions pas avec certitude si vous veniez ou pas avec l’accord de…

Il hésita.

— De mon gouvernement ? sourit Shevek.

— Nous savons qu’il n’y a pas de gouvernement nominal sur Anarres. Cependant, il est évident que vous avez une administration. Et nous supposons que le groupe qui vous a envoyé, votre Syndicat, est une sorte de faction ; peut-être une faction révolutionnaire.

— Tout le monde est révolutionnaire sur Anarres, Oiie… Le réseau d’administration et de distribution s’appelle la CPD, la Coordination de la Production et de la Distribution. C’est un système de coordination pour tous les syndicats, les fédérations et les individus qui font un travail productif. Ils ne gouvernent personne ; ils administrent la production. Ils n’ont aucune autorité pour me soutenir dans mon action, ni pour m’empêcher d’agir. Ils ne peuvent que nous dire quelle est l’opinion générale à notre égard… où nous nous situons dans la conscience sociale. C’est ce que vous voulez savoir ? Eh bien, on désapprouve largement mes amis et moi-même. La plupart des gens ne veulent rien savoir d’Urras. Ils la craignent et ne veulent rien avoir à faire avec les propriétaires. Je suis désolé d’être brutal ! C’est la même chose ici, pour certaines personnes, n’est-ce pas ? Le mépris, la crainte, le tribalisme. Alors, je suis venu pour commencer à changer cela.

— Entièrement de votre propre initiative, dit Oiie.

19-Les Dépossédés -— C’ EST LA SEULE INITIATIVE -LET4


[Note] Une communauté qui laisse faire ce qu’une grande majorité parmi elle désapprouve, et cela pour des raisons qui ont un rapport avec la sécurité même de la communauté … il arrive que l’on ne rencontre pas cela uniquement dans un roman. C’est en effet le cas de la suppression de la peine de mort dans un grand nombre de pays où la majorité souhaiterait conserver cette protection préventive contre l’homicide.

Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 17

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

18-Les Dépossédés -VOUS SAVEZ CE QUE C’ EST -IMA

[Retour au présent du roman.]
Shevek va rencontrer ceux qui attendent le plus sa venue : les savants d’Urras qui ont lu ses travaux et ont hâte qu’il les poursuive … Shevek comprendra assez vite pourquoi.  

La conversation s’était arrêtée. Pae et Oiie étaient silencieux.

— Je m’excuse, dit-il. La tête est lourde.

— Et comment supportez-vous la gravité ? demanda Pae, avec le charmant sourire d’un homme qui, comme un enfant malin, compte sur son charme.

— Je ne la sens pas, répondit Shevek. Sauf dans les, comment dit-on ?

— Les genoux… les rotules.

— Oui, les genoux. La fonction est difficile. Mais je m’y habituerai. – Il regarda Pae, puis Oiie. – Il y a une question. Mais je ne voudrais pas vous offenser.

— Ne craignez rien, monsieur ! dit Pae.

— Je ne suis pas sûr que vous sachiez comment nous offenser, ajouta Oiie.

Oiie n’était pas un gars sympathique, comme Pae. Même en parlant de physique, il avait un style évasif, mystérieux. Et pourtant il y avait derrière ce style quelque chose en quoi l’on pouvait avoir confiance, pensa Shevek ; mais qu’y avait-il derrière le charme de Pae ? Enfin, cela n’avait pas d’importance. Il devait leur faire confiance à tous, et le ferait.

— Où sont les femmes ?

Pae rit. Oiie sourit et lui demanda :

— Dans quels sens ?

— Tous les sens. J’ai rencontré des femmes à la réception d’hier soir, cinq, peut-être dix, et des centaines d’hommes. Aucune d’entre elles n’était une scientifique, je crois. Qui étaient-elles ?

— Des épouses. En fait, l’une d’entre elles était mon épouse, déclara Oiie avec un sourire mystérieux.

— Où sont les autres femmes ?

— Oh, cela ne pose aucun problème, monsieur, dit vivement Pae. Dites-nous simplement vos préférences, et rien ne sera plus simple à obtenir.

— On entend des suppositions pittoresques au sujet des coutumes anarresties, mais je pense que nous pourrons obtenir presque tout ce que vous pourrez désirer, dit Oiie.

Shevek n’avait pas la moindre idée de ce dont ils parlaient. Il se gratta la tête.

— Alors, est-ce que tous les savants qui se trouvent ici sont des hommes ?

— Les savants ? demanda Oiie, incrédule.

Pae toussa.

— Les savants. Oh, oui, bien sûr, ce sont tous des hommes. Il y a quelques femmes professeurs dans les écoles de filles, évidemment. Mais elles ne dépassent jamais le niveau du certificat.

— Pourquoi pas ?

— Elles ne peuvent pas comprendre les maths ; elles ne sont pas douées pour la réflexion abstraite ; ça ne leur convient pas.

18-Les Dépossédés -VOUS SAVEZ CE QUE C’ EST -LET

Bien sûr, il y a toujours quelques exceptions, des femmes laides et intelligentes avec une atrophie vaginale.

— Vous autres Odoniens laissez les femmes étudier les sciences ? demanda Oiie.

— Eh bien, elles les étudient, oui.

— Pas beaucoup, je pense.

— Eh bien, à peu près la moitié d’entre nous.

— J’ai toujours dit, déclara Pae, que des filles techniciennes convenablement dirigées pouvaient décharger les hommes de bien des fardeaux dans n’importe quelle situation de laboratoire. Elles sont plus adroites et plus rapides que les hommes pour tous les travaux de répétition, et plus dociles – et s’ennuient moins facilement. Nous pourrions libérer plus facilement certains hommes pour des tâches intéressantes, si nous utilisions des femmes.


[Note] C’est une femme qui écrit cela. Il faut donc y voir une critique féministe de la vision que les hommes ont de la femme. Vision que Shevek juge « objectivement » comme responsable du gaspillage d’une ressource très utile. On verra par la suite le second versant de cette critique lorsque, dans le roman, ce sera une femme qui prendra la parole sur ce même sujet.

Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 17

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

17-Les Dépossédés -IL PENSA À SA FILLE SADIK-IMA

[Retour au présent du roman.]
Shevek va rencontrer ceux qui attendent le plus sa venue : les savants d’Urras qui ont lu ses travaux et ont hâte qu’il les poursuive … Shevek comprendra assez vite pourquoi.  

— Sabul est le doyen de l’Institut de Physique d’Abbenay, dit Shevek. Je travaillais avec lui.

— Un rival plus âgé ; jaloux ; qui s’occupait de vos livres ; c’était assez clair. Nous n’avons pas besoin d’explications, Oiie, dit le quatrième homme, Chifoilisk, d’une voix dure. Il était entre deux âges, trapu et basané, avec les mains fines de quelqu’un qui travaille dans un bureau. C’était le seul parmi eux dont le visage n’était pas entièrement rasé : sur son menton, un peu de barbe s’harmonisait avec ses cheveux courts d’un gris métallique.

— Inutile de prétendre que vous autres frères odoniens êtes tous remplis d’un amour fraternel, ajouta-t-il. La nature humaine est ce qu’elle est.

L’incapacité de Shevek à répondre fut atténuée par une série d’éternuements.

— Je n’ai pas de mouchoir, s’excusa-t-il en s’essuyant les yeux.

— Prenez le mien, dit Atro, et il sortit un mouchoir blanc comme neige d’une de ses nombreuses poches.

Shevek le prit et un souvenir importun lui perça le cœur à cet instant.

17-Les Dépossédés -IL PENSA À SA FILLE SADIK-LET

Ce souvenir, auquel il tenait beaucoup, était maintenant extrêmement pénible. Essayant de lui échapper, il sourit sans raison précise et déclara :

— Je suis allergique à votre planète. D’après le docteur.

— Mon dieu, vous n’allez pas éternuer comme cela tout le temps ? demanda le vieux Atro en le dévisageant.

— Votre homme n’est pas encore arrivé ? dit Pae.

— Mon homme ?

— Votre serviteur. Il devait vous apporter différentes choses. Dont quelques mouchoirs. De quoi vous aider en attendant que vous puissiez acheter vos affaires vous-même. Je crains qu’il n’y ait pas grand choix dans les vêtements prêts à porter pour quelqu’un de votre taille !

Quand Shevek eut compris tout cela (Pae parlait d’une voix rapide et nette, assortie avec ses traits doux et clairs), il répondit :

— C’est gentil de votre part. Je sens… – Il regarda Atro. – Vous savez, je suis le Mendiant, dit-il au vieil homme, comme il l’avait déclaré au Dr Kimoe à bord de L’Attentif. Je n’ai pas pu apporter d’argent, nous n’en utilisons pas. Et je n’ai pas pu apporter de cadeaux, nous n’avons rien que vous n’ayez déjà. Alors je suis venu comme un bon Odonien, « les mains vides ».


[Note] Sur Urras, les mouchoirs, comme les pyjamas, ne servent qu’une seule fois. A l’époque où Ursula a écrit ce livre (1974 les années post 68) partager son mouchoir avec quelqu’un n’était pas encore un acte insensé.

Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 16

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

15-Les Dépossédés -DE LOIN L’ ÉROTISME -IMA

[Retour au présent du roman.]
Shevek est dans la chambre qui lui a été attribuée – il ne sait pas que sur Urras ce type d’attribution est exclusive. Il en est le propriétaire pour un temps. Notre Anarresti va pour la première fois rencontrer quelqu’un de différents de tous ceux qu’il a vu sur Urras depuis son arrivée. Source de nombreuses incompréhension de sa part. 

On frappa à la porte. Tournant le dos à la fenêtre, nu, en se demandant qui cela pouvait être, Shevek dit :

— Entrez !

Un homme entra, portant des paquets. Il s’arrêta dans l’encadrement de la porte. Shevek traversa la pièce, disant son propre nom à la façon anarrestie et tendant la main à la manière urrastie.

L’homme, qui devait avoir environ cinquante ans, le visage ridé et fatigué, dit quelque chose dont Shevek ne comprit pas un mot, et ne lui serra pas la main. Peut-être les paquets l’en empêchaient-ils, mais il ne fit aucun effort pour les déplacer afin de libérer sa main. Son visage était très grave. Il était possible qu’il fût embarrassé.

Shevek, qui pensait avoir au moins maîtrisé les coutumes de salutation urrasties, en fut déconcerté.

— Entrez, répéta-t-il, puis, comme les Urrastis utilisaient toujours des titres et des qualificatifs, il ajouta : monsieur !

L’homme repartit d’un nouveau discours inintelligible, tout en marchant de biais pour se diriger vers la chambre. Cette fois, Shevek saisit quand même quelques mots en iotique, mais ne comprit pas le reste. Il laissa faire le gars, puisqu’il semblait vouloir aller dans la chambre. Peut-être était-ce un compagnon de chambre ? Mais il n’y avait qu’un lit. Shevek le laissa et revint vers la fenêtre ; l’homme fila dans l’autre pièce et fit du bruit pendant quelques minutes. Au moment où Shevek se disait que ce devait être un travailleur de nuit qui utilisait la chambre durant la journée, un arrangement que l’on faisait parfois dans des domiciles temporairement surchargés, il ressortit. Il dit quelque chose

– peut-être « Tout est prêt, monsieur » – 16-Les Dépossédés -– ET BAISSA LA TÊTE-LET

Puis il sortit. Shevek resta près de la fenêtre, réalisant lentement que pour la première fois de sa vie on lui avait fait une courbette.

Il alla dans la chambre et s’aperçut que le lit avait été fait.

Lentement, pensif, il s’habilla.


[Note] Les confusions de Shevek mettent en évidence des codes, relatifs à la nudité, à la relation de soumission monnayée ou non, dont certains sont devenus transparents à nos yeux. Dans notre monde actuel, ce nouveau personnage, comme tous ceux qui « servent », aurait un masque.



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Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 15

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

15-Les Dépossédés -DE LOIN L’ ÉROTISME -IMA

[Retour au présent du roman.]
Shevek, arrivé sur Urras, découvre le lieu qui lui est dédié. De la rareté absolue dépassant parfois la limite qui la sépare de la pénurie, il passe ici à un monde où tout, apparemment, est disponible à profusion et dans une « qualité » qui l’étonne. 

Quand Shevek se réveilla, après avoir dormi durant toute sa première matinée passée sur Urras, il avait le nez bouché, mal à la gorge, et il toussait beaucoup. Il pensa qu’il avait attrapé un rhume – même l’hygiène odonienne n’avait pas vaincu le rhume simple – mais le docteur qui attendait son réveil pour l’examiner, un homme distingué d’un certain âge, lui dit qu’il s’agissait plus vraisemblablement d’une forte fièvre des foins, une réaction allergique aux poussières et aux pollens étrangers d’Urras. Il sortit des pilules et une seringue, que Shevek accepta patiemment, et lui donna un repas, que Shevek accepta voracement. Le docteur lui demanda de rester dans son appartement, et le quitta. Dès qu’il eut fini de manger, il commença son exploration d’Urras, pièce par pièce.

Le lit – un lit massif sur quatre pieds, avec un matelas bien plus doux que celui de sa couchette à bord de L’Attentif, et des draps et couvertures compliqués, certains en soie et d’autres épais et chauds, et un tas d’oreillers comme un cumulus nuageux – le lit occupait une chambre à lui tout seul. Le sol était couvert d’un tapis élastique ; il y avait un coffre à tiroirs en bois merveilleusement sculpté et poli, et un placard assez grand pour contenir les vêtements d’un dortoir de dix hommes. Puis il y avait la grande salle commune avec l’âtre, qu’il avait vu la nuit précédente ; et une troisième pièce, qui contenait une baignoire, un lavabo et un sanitaire élaboré. Cette pièce était visiblement réservée à son seul usage, puisqu’elle donnait dans sa chambre, et ne renfermait qu’un élément de chaque genre,

bien que chacun fût d’un luxe sensuel

15-Les Dépossédés -DE LOIN L’ ÉROTISME -LET

Il passa près d’une heure dans cette troisième pièce, employant chaque élément l’un après l’autre, ce qui eut pour effet de le rendre très propre. L’eau était merveilleusement abondante. Les robinets continuaient à couler tant qu’on ne les fermait pas ; la baignoire devait contenir une soixantaine de litres, et la cuvette d’aisance devait bien utiliser cinq litres à chaque fois. Ce n’était pas vraiment surprenant. Les cinq sixièmes d’Urras étaient couverts d’eau. Même ses déserts étaient des déserts de glace, aux pôles. Pas besoin d’économiser ; pas de sécheresse… Mais que devenait la merde ? Il rumina ce problème, s’agenouillant à côté de la cuvette après avoir étudié son mécanisme. Ils devaient la filtrer de l’eau dans une usine d’engrais. Il y avait des communautés littorales sur Anarres qui utilisaient un tel système pour la récupération. Il avait l’intention de demander ce qu’il en était, mais ne le fit jamais. Il y eut beaucoup de questions qu’il ne posa jamais sur Urras.


[Note] La réaction de Shevek devant ces objets, au dessin qui l’émeut profondément dans ses chairs, peut nous sembler étrange. Ursula attire notre attention sur une caractéristique particulière de nos productions, qui sont, à notre insu le plus souvent, vecteurs d’émotions saturant notre sensibilité au point que … nous ayons de grandes difficultés à les percevoir, même lorsque Shevek pointe, ici le caractère sexuel du moindre des objets d’une salle de bain, ou ailleurs … ce que suscite en nous les formes d’une automobile.



-

Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 14

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

14-Les Dépossédés -ET POURTANT JE ME DEMANDE-IMA

[Retour en arrière.]
Shevek, en physicien des causes liées au Temps (avec un grand T*) , s’interroge à présent sur la réalité des notions de douleur et de souffrance. 

Ils parlèrent de leur enfance pour savoir si elle avait été heureuse. Ils parlèrent de ce qu’était le bonheur.

— La souffrance est un malentendu, dit Shevek, se penchant en avant, les yeux larges et clairs.

Il était toujours dégingandé, avec de grandes mains, des oreilles décollées, osseux, mais avec la force et la santé parfaites de la maturité, et il était très beau. Ses cheveux bruns, comme ceux des autres, étaient fins et unis, portés très longs et retenus par un bandeau. Une seule parmi eux portait ses cheveux différemment, une fille avec des pommettes saillantes et un nez plat ; elle avait coupé sa chevelure sombre en une coiffure courte, ronde et brillante. Elle regardait Shevek d’un air attentif et sérieux. Ses lèvres étaient grasses d’avoir mangé des beignets, et il y avait une miette sur le menton.

— Cela existe, dit Shevek en écartant les mains. C’est réel. Je peux l’appeler un malentendu, mais je ne peux pas prétendre qu’elle n’existe pas, ou cessera jamais d’exister. La souffrance est la condition de notre vie. Et quand elle arrive, on le sait. On reconnaît que c’est la vérité. Évidemment, il est bon de soigner les maladies, d’empêcher la faim et l’injustice, comme le fait l’organisme social. Mais aucune société ne peut changer la nature de l’existence. Nous ne pouvons pas empêcher la souffrance. Telle ou telle douleur, oui, mais pas la Douleur. Une société peut seulement supprimer la souffrance sociale, la souffrance inutile. Le reste demeure. La racine, la réalité. Nous tous ici allons connaître le chagrin ; si nous vivons cinquante ans, nous aurons connu la douleur durant cinquante ans. J’ai peur de la vie ! Il y a des fois où je suis… où je suis très effrayé.

Tout bonheur semble futile.

14-Les Dépossédés -ET POURTANT JE ME DEMANDE-LET… Si au lieu de la craindre et de la fuir, on pouvait… la traverser, la dépasser.

Il y a quelque chose au-delà d’elle. C’est le moi qui souffre, et il y a un endroit où le moi… s’arrête. Je ne sais pas comment le dire. Mais je crois que la réalité – la vérité que je reconnais en souffrant et non pas dans le confort et le bonheur – que la réalité de la douleur n’est pas la douleur. Si on peut la dépasser. Si on peut l’endurer jusqu’au bout.

— La réalité de notre vie est dans l’amour, dans la solidarité, déclara une grande fille aux yeux doux. L’amour est la véritable condition de la vie humaine.

Bedap secoua la tête.


[Note] Comme scientifique, Shevek sent (bien**) que les concepts de Douleur, de Bonheur, ne sont pas pertinents … (au-delà de la conversation) et que seule leur inscription dans le temps, dans la durée, a un sens.



* Le Temps comme matière.
** ?

Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 13

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

13-Les Dépossédés -— ET QUI NOUS MENT , À TON AVIS-IMA

[Retour en arrière.]
Suite de l’interrogation du petit groupe d’adolescents à propos de leur planète d’origine, concernant une éventuelle falsification de l’Histoire actuelle d’Urras et l’intérêt qu’elle peut avoir pour un habitant d’Anarres.

— Qui voudrait jamais aller sur Urras ? demanda-t-il. Pour quelle raison ?

— Pour découvrir à quoi ressemble un autre monde. Pour voir ce qu’est un « cheval » !

— C’est puéril, dit Kvetur. Il y a de la vie dans d’autres systèmes solaires – il fit un geste de la main vers le ciel délavé par la lune – et alors ? Nous avons la chance d’être nés ici !

— Si nous étions meilleurs que n’importe quelle autre société humaine, dit Tirin, alors nous devrions les aider. Mais cela nous est interdit.

— Interdit ? C’est un mot non organique. Qui interdit ? Tu es en train d’extérioriser la fonction intégrante elle-même, déclara Shevek, penché en avant et parlant avec force. L’ordre n’est pas « les ordres ». Nous ne quittons pas Anarres parce que nous sommes Anarres. Étant Tirin, tu ne peux pas quitter la peau de Tirin. Cela pourrait te plaire d’essayer d’être quelqu’un d’autre pour voir à quoi cela ressemble, seulement tu ne peux pas. Mais tu n’en es pas empêché par la force ? Sommes-nous retenus ici de force ? Quelle force – quelles lois, quels gouvernements, quelle police ? Rien de tel. Simplement notre propre être, notre nature d’Odonien. C’est ta nature d’être Tirin, et la mienne d’être Shevek, et notre nature commune est d’être des Odoniens, responsables chacun envers les autres. Et cette responsabilité est notre liberté. L’éviter, ce serait perdre notre liberté. Aimerais-tu vraiment vivre dans une société où tu n’aurais aucune responsabilité et aucune liberté, aucun choix, seulement la fausse option de l’obéissance à la loi, ou de la désobéissance suivie d’un châtiment ? Voudrais-tu réellement aller vivre dans une prison ?

— Oh, bon sang, non. Est-ce que je peux parler ? L’ennui avec toi, Shev, c’est que tu ne dis rien tant que tu n’as pas mis de côté tout un chargement de grosses briques pour tes arguments, et ensuite tu renverses la benne sans même regarder le corps sanglant et broyé qui se trouve sous le tas…

Shevek s’assit à nouveau, sur la défensive.

Mais Bedap, un gars costaud au visage carré, mâchonna son ongle en disant :

— Ça ne change rien, les remarques de Tir sont toujours valables. Il serait bon de savoir que nous connaissons toute la vérité sur Urras.

13-Les Dépossédés -— ET QUI NOUS MENT , À TON AVIS-LET

La planète sœur brillait au-dessus d’eux, sereine et lumineuse, bel exemple de l’improbabilité du réel.


[Note] Ursula non conduit ici à travers les méandres d’un vocabulaire que nous utilisons constamment en ayant le sentiment de son utilité évidence et sans voir la part de nocivité qu’il contient. (Il ne s’agit pas de le refuser mais de ne pas y fondre, ou y confondre notre pensée). Des mots comme « ordre », « interdit », « liberté » donc l’actualité est … sur Terre, brûlante et le sort du sens incertain.



* Bedap fait preuve ici d'une lucidité ... qui nous manque.
[Ce mensonge auquel il est si difficile d'échapper.]

Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 12

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

12-Les Dépossédés -POURQUOI LEURS SOCIÉTÉS DE-IMA

[Retour en arrière.]
Une interrogation émerge au sein du groupe qui regardait sa Lune (point de vue inversé puisque ce groupe habite le satellite de la planète que ses ancêtres ont fuit. Certains se demandent si l’information dont ils disposent (qu’on leur donne) correspond bien à la vérité actuelle d’Urras.

— Si ces photos sont vieilles de cent cinquante ans, les choses peuvent être complètement différentes sur Urras, maintenant. Je ne dis pas qu’elles le sont, mais si elles l’étaient, comment pourrions-nous le savoir ? Nous n’allons pas là-haut, nous ne parlons pas avec eux, il n’y a pas de communication. Nous n’avons vraiment aucune idée de ce qu’est la vie sur Urras maintenant.

— Les gens de la CPD le savent. Ils parlent aux Urrastis qui s’occupent des cargos arrivant au Port d’Anarres. Ils se tiennent informés. Ils le doivent, afin que nous puissions continuer à faire des échanges avec Urras, et savoir quelle menace ils représentent pour nous.

Bedap parlait raisonnablement, mais la réponse de Tirin fut tranchante :

— Alors la CPD est informée, mais pas nous.

— Informés ! dit Kvetur. J’entends parler d’Urras depuis la crèche ! Cela m’est égal de n’avoir jamais vu d’autres photos de villes urrastis dégoûtantes et de corps urrastis graisseux !

— Justement, répondit Tirin avec l’allégresse de quelqu’un qui suit la logique. Tous les documents sur Urras qui sont accessibles aux étudiants se ressemblent. Dégoûtants, immoraux, répugnants. Mais écoute. Si ça allait aussi mal quand les Colons sont partis, comment cela a-t-il pu continuer pendant cent cinquante ans ?

S’ils étaient si malades, 12-Les Dépossédés -POURQUOI LEURS SOCIÉTÉS DE-LET

— L’infection, dit Bedap.*

— Sommes-nous si faibles que nous ne puissions pas nous exposer un peu ? De toute façon, ils ne peuvent pas tous être malades. Peu importe ce qu’est leur société, certains d’entre eux doivent être bien. Les gens sont différents ici, pas vrai ? Sommes-nous tous de parfaits Odoniens ? Prenez ce morveux de Pesus !

— Mais dans un organisme malade, même une cellule saine est touchée, dit Bedap.

— Oh, tu peux prouver n’importe quoi en utilisant l’Analogie, et tu le sais. En fait, comment savons-nous avec certitude que leur société est malade ?

Bedap se rongea l’ongle du pouce.

— Tu prétends que la CPD et les services éducatifs nous mentent à propos d’Urras.

— Non, je soutiens que nous ne connaissons que ce qu’on nous dit. Et sais-tu ce qu’on nous dit ?

Le visage sombre de Tirin, orné d’un nez camus, s’éclaira dans la lumière bleutée de la lune, puis se tourna vers eux.

— Kvet l’a dit, il y a une minute. Il a reçu le message. Tu l’as entendu : détestons Urras, haïssons Urras, craignons Urras.

— Pourquoi pas ? demanda Kvetur. Regarde comment ils nous ont traités, nous autres Odoniens !

— Ils nous ont donné leur Lune, pas vrai ?

— Oui, pour nous empêcher de détruire leurs états profiteurs et d’établir une société juste. Et dès qu’ils se sont débarrassés de nous, je parie qu’ils se sont mis à créer des gouvernements et des armées plus vite que jamais, parce que personne ne restait pour les en empêcher. Si nous leur ouvrions le Port, tu crois qu’ils viendraient comme des amis et des frères ? Ils sont un milliard, et nous vingt millions ! Ils nous nettoieraient, ou feraient de nous, comment dit-on, quel est le mot, des esclaves, afin de travailler pour eux dans les mines !

— D’accord. Je reconnais qu’il est certainement sage de craindre Urras. Mais pourquoi haïr ? La haine n’est pas fonctionnelle ; pourquoi nous l’enseigne-t-on ? Serait-il possible que, si nous savions à quoi ressemble réellement Urras, nous l’aimions ? En partie ? Certains d’entre nous ? Que ce que veut empêcher la CPD, ce n’est pas seulement que certains d’entre eux viennent ici, mais que certains d’entre nous veuillent partir là-haut ?

— Partir pour Urras ? dit Shevek, surpris.


[Note] Ursula pose ici la brûlante question de la fiabilité de ce que nous transmet, à travers des agents ayant des intérêts plus ou moins en accord avec telle ou telle « vérité factuelle », l’Histoire. Et même plus largement toute la crédibilité de toute information, toujours altérée de façon volontaire ou non, par le canal de transmission. En période de quasi guerre (ou de crise sanitaire) même la personne la plus honnête peut considérer que modifier plus ou moins une information « dans l’intérêt » d’un proche et plus encore d’une communauté de personnes, est un acte nécessaire et même généreux. C’est ainsi qu’agissent souvent les parents pour leurs enfants. (Mais périlleux, et catastrophique lorsque le mensonge découvert, tout … et le reste, s’effondre)
Ainsi le doute nait dans l’esprit de certains de ces adolescents, en même temps qu’une certaine attirance pour la planète mère, alors que pour d’autres, celle-ci n’est que menace, de guerres et de maladies.


* Bedap n'a pas tort. Etre protégé de toutes les infections nouvelles fragilise.
Une petite communauté familiale russe s'est retrouvée totalement isolée pendant plusieurs dizaines d'années en Sibérie. Quelques mois après avoir été "redécouverte" par le monde civilisé ... tous les membres en sont morts les uns après les autres d'infections causés par des germes que leur corps ne connaissaient pas.