(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)
Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose. Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?
[Retour au présent du roman.]
Shevek va rencontrer ceux qui attendent le plus sa venue : les savants d’Urras qui ont lu ses travaux et ont hâte qu’il les poursuive … Shevek comprendra assez vite pourquoi.
La conversation s’était arrêtée. Pae et Oiie étaient silencieux.
— Je m’excuse, dit-il. La tête est lourde.
— Et comment supportez-vous la gravité ? demanda Pae, avec le charmant sourire d’un homme qui, comme un enfant malin, compte sur son charme.
— Je ne la sens pas, répondit Shevek. Sauf dans les, comment dit-on ?
— Les genoux… les rotules.
— Oui, les genoux. La fonction est difficile. Mais je m’y habituerai. – Il regarda Pae, puis Oiie. – Il y a une question. Mais je ne voudrais pas vous offenser.
— Ne craignez rien, monsieur ! dit Pae.
— Je ne suis pas sûr que vous sachiez comment nous offenser, ajouta Oiie.
Oiie n’était pas un gars sympathique, comme Pae. Même en parlant de physique, il avait un style évasif, mystérieux. Et pourtant il y avait derrière ce style quelque chose en quoi l’on pouvait avoir confiance, pensa Shevek ; mais qu’y avait-il derrière le charme de Pae ? Enfin, cela n’avait pas d’importance. Il devait leur faire confiance à tous, et le ferait.
— Où sont les femmes ?
Pae rit. Oiie sourit et lui demanda :
— Dans quels sens ?
— Tous les sens. J’ai rencontré des femmes à la réception d’hier soir, cinq, peut-être dix, et des centaines d’hommes. Aucune d’entre elles n’était une scientifique, je crois. Qui étaient-elles ?
— Des épouses. En fait, l’une d’entre elles était mon épouse, déclara Oiie avec un sourire mystérieux.
— Où sont les autres femmes ?
— Oh, cela ne pose aucun problème, monsieur, dit vivement Pae. Dites-nous simplement vos préférences, et rien ne sera plus simple à obtenir.
— On entend des suppositions pittoresques au sujet des coutumes anarresties, mais je pense que nous pourrons obtenir presque tout ce que vous pourrez désirer, dit Oiie.
Shevek n’avait pas la moindre idée de ce dont ils parlaient. Il se gratta la tête.
— Alors, est-ce que tous les savants qui se trouvent ici sont des hommes ?
— Les savants ? demanda Oiie, incrédule.
Pae toussa.
— Les savants. Oh, oui, bien sûr, ce sont tous des hommes. Il y a quelques femmes professeurs dans les écoles de filles, évidemment. Mais elles ne dépassent jamais le niveau du certificat.
— Pourquoi pas ?
— Elles ne peuvent pas comprendre les maths ; elles ne sont pas douées pour la réflexion abstraite ; ça ne leur convient pas.
Bien sûr, il y a toujours quelques exceptions, des femmes laides et intelligentes avec une atrophie vaginale.
— Vous autres Odoniens laissez les femmes étudier les sciences ? demanda Oiie.
— Eh bien, elles les étudient, oui.
— Pas beaucoup, je pense.
— Eh bien, à peu près la moitié d’entre nous.
— J’ai toujours dit, déclara Pae, que des filles techniciennes convenablement dirigées pouvaient décharger les hommes de bien des fardeaux dans n’importe quelle situation de laboratoire. Elles sont plus adroites et plus rapides que les hommes pour tous les travaux de répétition, et plus dociles – et s’ennuient moins facilement. Nous pourrions libérer plus facilement certains hommes pour des tâches intéressantes, si nous utilisions des femmes.
[Note] C’est une femme qui écrit cela. Il faut donc y voir une critique féministe de la vision que les hommes ont de la femme. Vision que Shevek juge « objectivement » comme responsable du gaspillage d’une ressource très utile. On verra par la suite le second versant de cette critique lorsque, dans le roman, ce sera une femme qui prendra la parole sur ce même sujet.