Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 17

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

17-Les Dépossédés -IL PENSA À SA FILLE SADIK-IMA

[Retour au présent du roman.]
Shevek va rencontrer ceux qui attendent le plus sa venue : les savants d’Urras qui ont lu ses travaux et ont hâte qu’il les poursuive … Shevek comprendra assez vite pourquoi.  

— Sabul est le doyen de l’Institut de Physique d’Abbenay, dit Shevek. Je travaillais avec lui.

— Un rival plus âgé ; jaloux ; qui s’occupait de vos livres ; c’était assez clair. Nous n’avons pas besoin d’explications, Oiie, dit le quatrième homme, Chifoilisk, d’une voix dure. Il était entre deux âges, trapu et basané, avec les mains fines de quelqu’un qui travaille dans un bureau. C’était le seul parmi eux dont le visage n’était pas entièrement rasé : sur son menton, un peu de barbe s’harmonisait avec ses cheveux courts d’un gris métallique.

— Inutile de prétendre que vous autres frères odoniens êtes tous remplis d’un amour fraternel, ajouta-t-il. La nature humaine est ce qu’elle est.

L’incapacité de Shevek à répondre fut atténuée par une série d’éternuements.

— Je n’ai pas de mouchoir, s’excusa-t-il en s’essuyant les yeux.

— Prenez le mien, dit Atro, et il sortit un mouchoir blanc comme neige d’une de ses nombreuses poches.

Shevek le prit et un souvenir importun lui perça le cœur à cet instant.

17-Les Dépossédés -IL PENSA À SA FILLE SADIK-LET

Ce souvenir, auquel il tenait beaucoup, était maintenant extrêmement pénible. Essayant de lui échapper, il sourit sans raison précise et déclara :

— Je suis allergique à votre planète. D’après le docteur.

— Mon dieu, vous n’allez pas éternuer comme cela tout le temps ? demanda le vieux Atro en le dévisageant.

— Votre homme n’est pas encore arrivé ? dit Pae.

— Mon homme ?

— Votre serviteur. Il devait vous apporter différentes choses. Dont quelques mouchoirs. De quoi vous aider en attendant que vous puissiez acheter vos affaires vous-même. Je crains qu’il n’y ait pas grand choix dans les vêtements prêts à porter pour quelqu’un de votre taille !

Quand Shevek eut compris tout cela (Pae parlait d’une voix rapide et nette, assortie avec ses traits doux et clairs), il répondit :

— C’est gentil de votre part. Je sens… – Il regarda Atro. – Vous savez, je suis le Mendiant, dit-il au vieil homme, comme il l’avait déclaré au Dr Kimoe à bord de L’Attentif. Je n’ai pas pu apporter d’argent, nous n’en utilisons pas. Et je n’ai pas pu apporter de cadeaux, nous n’avons rien que vous n’ayez déjà. Alors je suis venu comme un bon Odonien, « les mains vides ».


[Note] Sur Urras, les mouchoirs, comme les pyjamas, ne servent qu’une seule fois. A l’époque où Ursula a écrit ce livre (1974 les années post 68) partager son mouchoir avec quelqu’un n’était pas encore un acte insensé.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s