Novembre 1923 …

… la revue Europe consacre un article, (centenaire ce mois-ci) , à la poétesse de langue anglaise Frédégonde Shove

« un poète* encore peu connu dans son propre pays« 
__

* Le texte original de Francis Birrel est en anglais, dans sa traduction Betty Collin choisit ce mot.
(à l’écoute par anticipation d’Emmanuel Macron … « en français, le masculin c’est le neutre« )

Ce qu’apprécie particulièrement Francis Birrel, sont des qualités qu’il considère comme parfaitement adaptées au genre féminin.

Son œuvre, jusqu’à présent, est rare et délicate. Elle possède, à un degré infini, ces deux qualités féminines qui ont favorisé la civilisation : la bonne éducation et la modestie. Sa voix est toujours douce, lente, chose excellente pour une femme.

Au-delà de cette condescendance, l’auteur de l’article évoque les raisons du manque de notoriété de la poétesse (un monde d’homme) ainsi que les qualités de ses vers.

Sa tendre voix a été couverte par les hennissements de tous les étalons de la poésie ; son œuvre, jusqu’à présent, est rare et délicate.

Comment, dans ces conditions, eût-elle gagné-une notoriété à notre époque de journalisme ?
Elle est romantique, parce que son art est très subjectif :

A la plainte du mélèze et du sapin
et du lierre, au printemps,
ai-je ajouté quelque chose
de la révolte instinctive de ma vie ?

Francis Birrel a beaucoup de sympathie pour la poétesse, il le dit dans la fin de l’article, mais c’est une affection paternelle qui le lit à Frédégonde Shove, il n’utiliserait pas ces expressions (en gras ci-dessous) pour un homme, à moins qu’il s’agisse d’un tout jeune adolescent, s’essayant à l’écriture, non sans talent, mais celui, naïf et ayant l’expression de premier degré, des débutants.

C’est sa spontanéité qui fait sa valeur, comme ce fut le cas, avant
elle, pour Wordsworth et Christina Rossetti.**

La sensibilité de Mrs Shove est si grande que son sommeil est troublé par bien des choses. On se la représente facilement éveillée pendant la nuit, et se lamentant, dans son innocence, sur les misères du monde et sur ses propres péchés.

Chétive Misère est une petite enfant
avec des engelures aux mains et aux pieds.
Assez curieux, je trouve, qu’elle m’ait souri
quand je passais près d’elle dans la rue !
Oh ! quel démon je dois être
pour que Misère puisse me sourire !

Elle même un peu crédule, à la manière d’un enfant (ici elle ne « pense pas que », elle « croit ») et sa tristesse est sans réserve, sans ce voile qui chez le poète produit le vers sublime.

Mais elle est profondément chrétienne.
Elle croit que son âme, comme celle de chacun, contient une
force orientée vers la vertu et que le monde, malgré sa méchanceté et
sa terrible puissance, ne peut arriver à corrompre.
Dans un de ses poèmes les plus parfaits et que je voudrais citer en
entier, elle décrit avec une claire tristesse, – qui nous ramène à Vaughan
ou à Crashaw, – la lutte mystique de l’âme humaine :

LE ROYAUME DES CIEUX
Tu es en moi comme un coquillage
au fond d’un étang ;
ou comme une herbe-au-lait au sein de l’enfer,
si fraîche, si douce ;
ou comme un glaçon tout transparent
et tout poli à l’intérieur
miroir de piété; et pur
mépris du péché -.
Et autour de toi j’ai construit
une forteresse,
un château dont les murs épais sont cachés, ‘
si fier, si fort ;
et maintes chambres, où je marche,
si forte, si fière,
et maints salons, où je parle
tant, et si haut.
Mais quand tout s’écroulera dans la flamme de l’enfer,
si prompte, si ardente,
mon cœur restera là, le même,
mon cœur, un chant.
Je ne serai plus, ni tous mes actes,.

mes haines, mes colères, et leur semence,
disparaîtront.
Tu es au cœur de la tempête, et tu es
si bien gardée, et si calme l
O Jésus du cœur humain,
que nul ne peut tuer !

Dans les derniers mots de l’article on retrouve ces deux expressions du jugement de l’auteur !

Je suis peut-être tenté de surestimer son talent, parce que je le trouve
fort sympathique.

Son œuvre se réduit jusqu’ici à deux petits volumes :
Dreams and Journeys
Daybreak
si bien que l’effort de la lire …

(Pour lire la grille plus facilement, cliquer ici)


** Frédégonde Shove publiera en 1931 une étude sur Christina Rosseti qui sera évoquée dans la « Revue de l’enseignement des langues vivantes ».
F.C. Danchin (traducteur) fait preuve lui aussi dans son article, à travers ses propos, d’une attitude (a minima paternaliste) qui ne serait pas apprécié de nos jours.

— si Miss Shove ne présente pas la poétesse sous un jour nouveau, ce qui serait assez difficile
vu la limpidité un peu grêle de ses vers, elle sait définir le charme aimant et délicat et chrétien de cette poésie, elle sait aussi y découvrir* un filet d’humour que les critiques n’ont point toujours aperçu et que M. Cazamian lui-même, dans deux pages très nuancées de la Littérature Anglaise, ne parait pas avoir remarqué.
Miss Shove s’attaque ensuite au sujet moins connu de la prose de Christina Rossetti, moins riche en aperçus de nature, moins spontanée, guindée même et qui justifie M. Cazamian d’avoir employé les mots
« austérité religieuse » en parlant de l’œuvre entière.
Enfin un dernier chapitre replace l’auteur dans le cadre de son temps. Il y a
dans tout l’ouvrage une sympathie pour le sujet traité, une affinité de pensée, une ressemblance dans la facilité féminine du style qui en feront une très bonne introduction à la lecture de Goblin Market et de The Prince’s Progress.

* L’auteur reconnait à Miss Shove une finesse toute féminine ? (sourire)²


28 Novembre 1757 …

… un peintre poète est né à l’Angleterre.

La peinture vieillissant moins vite que la littérature, de William Blake on retient surtout l’expression de ses pinceaux, …

(Il y a quelques années, Blake au petit palais)

… quant à sa poésie, à la fois trop classique pour notre époque dédiée au progrès sous toutes ses formes et à la modernité, seuls quelques touristes des voyages dans le passé en ont parcourus les vers.

En faire partie momentanément est la proposition que je te fais.
(Et tant qu’à le faire, lisons aussi la présentation qu’en a fait André Gide (qui ici prend le rôle de traducteur) dans « La Nouvelle Revue Française ».

Le Mariage du Ciel et de l’Enfer dont nous donnons ici la traduction complète, parut en 1790. C’est le plus significatif et le moins touffu des « livres prophétiques » du grand mystique anglais, à la fois peintre et poète (1757 à 1828).

J’ai conscience que cette œuvre étrange rebutera bien des lecteurs. En Angleterre elle demeura longtemps presque complètement ignorée ; bien rares sont, encore aujourd’hui, ceux qui la connaissent et l’admirent. Swinburne fut un des premiers à en signaler l’importance. Rien n’était plus aisé que d’y cueillir les quelques phrases pour l’amour desquelles je décidai de le traduire. Quelques attentifs sauront peut-être les découvrir sous l’abondante frondaison qui les protège.
— Mais pourquoi donner le livre en entier ?
— Parce que je n’aime pas les fleurs sans tige.

André Gide.

Rintrah rugit et secoue ses feux dans l’air épais ;
D’affamés nuages hésitent sur l’abîme.
Jadis débonnaire et par un périlleux sentier,
L’homme juste s’acheminait
Le long du vallon de la mort.
Où la ronce croissait on a planté des roses
Et sur la lande aride
Chante la mouche à miel.

Alors, le périlleux sentier fut bordé d’arbres,
Et une rivière, et une source
Coula sur chaque roche et tombeau ;
Et sur les os blanchis
Le limon rouge enfanta.

Jusqu’à ce que le méchant eût quitté les sentiers faciles
Pour cheminer dans les sentiers périlleux, et chasser
L’homme juste dans des régions arides.

À présent le serpent rusé chemine
En douce humilité,
Et l’homme juste s’impatiente dans les déserts
Où les lions rôdent.

Rintrah rugit et secoue ses feux dans l’air épais ;
D’affamés nuages hésitent sur l’abîme.

Puisqu’un nouveau ciel est commencé et qu’il y a maintenant trente-trois ans d’écoulés depuis son avènement : l’Éternel Enfer se ranime.

Et voici ! Swedenborg est cet ange qui se tient assis sur la tombe : ses écrits sont ces linges pliés.
C’est à présent la domination d’Édom et la rentrée d’Adam dans le Paradis — Voir Isaïe XXXIV et XXXV.
Sans contraires il n’est pas de progrès. Attraction et Répulsion, Raison et Énergie, Amour et Haine, sont nécessaires à l’existence de l’homme.

De ces contraires découlent ce que les religions appellent le Bien et le Mal.
Le Bien (disent-elles) est le passif qui se soumet à la Raison. Le Mal est l’actif qui prend source dans l’Énergie.
Bien est Ciel, Mal est Enfer.

La poésie de Blake est d’un accès difficile, non pas tant du fait du style du poète mais des références qu’il suppose connues chez le lecteur, les écrits de la bible et des évangiles (à son époque ils étaient davantage pratiqués qu’à la notre) mais aussi des auteurs mystiques comme ici Swedenborg, notamment lorsqu’il est question du ciel et des enfers, ainsi que des « anges »

Pourtant, Blake est terriblement moderne quant au-delà de ces références dont il combat certaines affirmation, il donne par exemple ici sa conception de la relation entre matière et esprit.

LA VOIX DU DIABLE

Toutes les Bibles, ou codes sacrés, ont été cause des erreurs suivantes :
1° Que l’homme a deux réels principes existants, à savoir : un corps et une âme.
2° Que l’Énergie, appelée le Mal, ne procède que du corps, et que la Raison appelée Bien ne procède que de l’âme.
3° Que Dieu torturera l’homme durant l’Éternité pour avoir suivi ses énergies.

Mais contraires à celles-ci, les choses suivantes sont vraies :
1° L’homme n’a pas un corps

l’âme dans cette période de vie.
2° L’énergie est la seule vie ; elle procède du corps, et la Raison est la borne de l’encerclement de l’Énergie.
3° L’énergie est l’éternel délice.

(Pour lire la grille plus facilement, cliquer ici)

Proposé à l’Agrégation d’Anglais en 1933 : (à traduire … )

Vie de William Blake Ce fut une existence étrange que celle de William Blake. Non point, certes, sa vie matérielle qui, sans incidents, sans aventures, fut consacrée tout entière au travail modeste, parmi des gens simples, dans la condition la plus humble. Mais, en même temps qu’il exerçait avec application l’art du graveur dans une chambre triste, cet homme vivait, sur un second plan où les êtres les plus extraordinaires le rencontraient et s’entretenaient avec lui.

William Blake est né à Londres le 28 novembre 1757. Il y est mort le 12 août 1827. Le même homme a contemplé les visages de Moïse, de Dante et. d’Isaïe. Il a causé familièrement avec Milton. Et c’est là le caractère le plus surprenant de cette existence double qui arrachait souvent l’artiste à sa vie grise et monotone pour lui montrer les visions grandioses dont il essaya d’exprimer dans ses poèmes, ses livres prophétiques, Ses gravures et ses tableaux, la troublante et énigmatique beauté.

Il vint au monde dans une famille extrêmement simple. Son père tenait boutique de bonneterie pauvrement achalandée dans Broad Street, Carnaby Market, près de Golden Square. C’était un homme, assez effacé, peu instruit. Il ne s’occupait guère de ses enfants. Le premier fils, John, fut soldat. Après lui vint au monde notre poète qui reçut le nom de William. Deux autres fils le suivirent dont l’un, James, visionnaire aussi, mais qu’il aima peu et l’autre Robert qui parait avoir eu avec William le plus d affinités spirituelles ; enfin, une sœur qui passe inaperçue.

C’est entre sa douzième et sa vingtième année qu’il composa les poèmes réunis et édités par lui en 1783 sous le titre de « Poetical Sketches ». Ce recueil contient plusieurs chansons, légères, musicales, ensoleillées., bondissantes de jeunesse. Elles enchantent par l’élégance alerte et spontanée du rythme, la fraîcheur des images et des sentiments. La poésie fut le premier mode d’expression que Blake trouva pour traduire le besoin de création artistique qui s’imposait à lui. Chanson d’Ariel sans apprêts, mais d’une ingéniosité toujours renouvelée.

27 Novembre 1891 …

… est le jour de naissance (à Madrid) du grand poète et professeur de nationalité Espagnole, Pedro Salinas.

Pour l’évoquer, en ses qualités, convoquons l’hommage que lui fit soixante ans plus tard Jean-Louis Flecniakoska dans les Cahiers du Sud

Le poète espagnol Pedro Salinas est mort dans le courant du mois de décembre 1951 ; il avait cinquante neuf ans. L’événement est resté à peu près inaperçu en France ; un télégramme annonça la nouvelle à la grande presse qui se borna à la répéter laconiquement, tandis que des hebdomadaires, peu nombreux, ne renvoyaient que des échos légèrement amplifiés.

Pedro Salinas a disparu de notre univers avec cette même discrétion qui a marqué sa vie tout entière et qui demeure l’un des aspects les plus significatifs de son œuvre.
(…)
Pedro Salinas alliait à une culture étendue et solide les dons d’artiste les plus remarquables et les qualités de cœur que se sont plu à souligner tous ceux qui ont eu la borne fortune de l’approcher.
Ce n’est pas sans émotion que nous nous rappelons la haute silhouette du poète dont les yeux clairs exprimaient à la fois tant de sérénité, de bonté, lorsque nous allions lui demander renseignements et conseils, en 1935-36, alors qu’il présidait, avec une délicate, mais effective autorité, aux destinées du Centro de Estudios Historiens de Madrid où s’élaborait, dans l’enthousiasme, la formation d’une fervente jeunesse qui aurait pu être l’élite de la nouvelle République si celle-ci n’avait été torpillée avant d’avoir atteint sa maturité. (Note : Allusion à la guerre d’Espagne, qui contraignit Pedro Salinas à l’exil en Amérique du Nord, lieu de son décès (Boston))
(…)
Pedro Salinas aimait la France, — sans redondance et sans trémolo dans la voix — avec une sincérité qui touchait parce que tout éclat en était banni et peut-être aussi parce qu’il n’hésitait pas à en jauger les grandeurs et les petitesses. (Note :Les Espagnols étudient davantage la littérature française qu’en France … toute autre littérature)
Exquis connaisseur des arcanes de notre langue et de notre pensée, c’est lui qui fit apprécier, en Espagne, la prose de Marcel Proust, grâce à d’excellentes traductions de « l’Ombre des jeunes filles en fleurs » et de « Du côté de chez Swann » dans lesquelles il a su sauvegarder l’esprit de fine analyse, la richesse le l’expression et la subtilité verbale, malgré toute la difficulté que peut présenter la psychologie proustienne en langage castillan.
(…)
Pedro Salinas restera avant tout l’un des plus grands poètes de l’Espagne contemporaine au côté d’Antonio Machado, Juan Ramôn Jimenez, Federico Garda Lorca, Jorge Guillén, José Bergamin et Rafael Albert!.
(…)
…A travers ces diverses œuvres poétiques nous pouvons découvrir la courbe de l’évolution salinienne qui va de la quiétude d’une analyse subtile et sereine des moindres détails de la vie du cœur et des sens à l’angoisse qui s’empare du poète au lendemain des guerres sanglantes qui ont frappé l’Espagne d’abord et le monde ensuite.
L’auteur s’attache à chanter, comme son aîné Antonio Machado (…) les démarches intimes du cœur humain. Il abandonne les grands thèmes de la génération de « 98 », laquelle s’acharnait à tout rattacher au problème de l’Espagne « essentielle» (…) en même temps qu’il s’éloigne du faux cosmopolitisme, du «Modernisme » aux fanfares éclatantes, aux pavois chatoyants, aux amours à la fois faunesses et versaillesques.
(…)
Pedro Salinas demeure le chantre des mille petits détails qui sont le lot d’une intimité dénuée de toute prétention démesurée à la connaissance du monde et des hommes.
(…)
Tout en restant la poésie du détail, et même du détail apparemment insignifiant, l’œuvre de Pedro Satinas n’est pas une mièvre peinture des objets ou des événements mineurs de la vie quotidienne, non plus qu’une description réaliste d’un inonde familier. Chacun d’entre eux est élu pour les résonances psychiques qu’il fait naître et qui, en cercles concentriques, autour du thème initial, se multiplient et s’amplifient pour se perdre dans un doux susurrement qui laisse une impression de suprême délicatesse malgré son amplitude et son inéluctable néantisation.
(…)
Une feuille morte emportée par le vent d’automne s’envole-t elle sers l’autre hémisphère ; elle n’arrêtera sa course folle qu’en un pays où règne ce que l’homme appelle le printemps pour lui rappeler que cette délicieuse saison n’est qu’un état transitoire comme sa propre vie dont l’image charnelle, peu à peu, s’estompe ainsi que le chante le poème Morts, dans lequel on voit disparaître tour a tour le souvenir du timbre de la voix, du son du pas sur le pavé, du sourire, du regard, de la couleur du vêtement et même de cette chair palpitante dont bientôt il ne reste plus que le nom avec ses sept lettres. Hélas, constate le poète …

dans cet extrait de poème …

(Pour lire la grille plus facilement, cliquer ici)

(…)
Pedro Salinas n’a pas cessé, tout au long de son œuvre, de manifester le désir constant qui l’animait de se créer un monde où la mort n’aurait pas sa place, mais où le rêve s’épanouirait avec son éternelle aurore.

Le thème majeur de son œuvre, toujours plus présent au fil de ses écrits poétiques, est l’Amour.

Il y a quelque chose de mieux.
Il y a un quelque chose,
un pur amour qui plane
sur des airs surhumains
— galant de ce qui se cache —
et qui peut plus et plus haut
Ce quelque chose, c’est toute une existence qui se consacre

à la recherche du signe
que ni la fleur ni la pierre
ne veulent livrer

Pedro Salinas n’en est pas moins profondément ancré au présent, à un présent qui l’inquiète, pour ce qu’il en connaît et pour les chemins qu’il lui voit prendre.
L’œuvre d’art qui persiste représente cette victoire

« sur le tapis vert du temps, contre le temps banquier »,

dont nous parle Pedro Salinas dans sa préface à Tout plus clair. L’auteur de Zéro constate, hélas ! dans cette même préface, que

« dans les temples du progrès, on élabore d’une façon rationnelle la technique d’une régression définitive de l’être humain, le retour de l’être au non être ».

Le chantre délicat des intimités, délicieusement sceptiques, de l’éternel plastique et dont

« la poésie est toujours une œuvre de charité et de clarté »

ne reste pas insensible aux destructions qui menacent notre inonde meurtri par la guerre et qui semble se précipiter vers d’autres catastrophes plus terribles encore. Alors, sortant de la tour d’ivoire des contemplations intérieures, l’homme Européen par le cœur. Américain d’adoption et Espagnol de naissance — se révolte et, dans le

« vaste dessein de faire naître dans la conscience de quelque humain la sainte horreur d’une œuvre des hommes, dont il évite l’exacte désignation et le nom propre… comme le nom d’un péché qu’on n’ose pas nommer »

Il dénonce la monstruosité du plus affreux des moyens de destruction, ce nouveau zéro qui mûrit et qui aura sa dévotion ainsi que le prophétisait Antonio Machado.
Sans grandiloquence. Pedro Salinas, en termes douloureusement simples, dépeint d’abord cet acte insignifiant en soi, acte aveugle, impersonnel :

Bile tomba, aveugle. Il la lâcha,
ils la lâchèrent, à six mille
mètres de hauteur, à quatre heures.

Il remplit son obligation,
ce que les vingt cadrans
des instruments ordonnaient,
exactement, la lâcher
au moment exact :

Rien.
Au début,
il ne vit presque rien. Une
tache blanche, grandissant lentement,
blanche, plus blanche et maintenant candide (20).
Les nuages blancs, à première vue, ne peuvent pas faire de mal.
Serait-ce quelque immense troupeau d’agneaux, quelque chute extraordinaire
de flocons de neige ? Hélas ! derrière tant de blancheur immaculée,
sur la terre,

où le zéro tomba,
le grand désastre commençait

Le Texte qui suit est un poème d’amour. On y retrouve ce qui caractérise Pedro Salinas autant dans le thème que dans son expression poétique à savoir la puissance des images et leur échos sensuels en même temps qu’une gestion de la temporalité inventive et qui contribue grandement à « l’accueil » du lecteur au sein du poème.

«…La Voz a ti Debida »
(Titre emprunté à Garcilaso de la Vega)

Eglogue III

Tu vis toujours dans tes actes.
Du bout des doigts
tu fais vibrer le monde, tu lui arraches
aurores, triomphes, couleurs,
joies : c’est ta musique.
La vie, c’est ce que tu touches.
De tes yeux seulement
Sort la lumière qui guide
tes pas. Tu marches
parce que tu vois. C’est tout.
Et si un doute te fait
signe à dix mille kilomètres
tu laisses tout, tu te lances
sur des proues, sur des ailes,
tu es déjà là : de tes baisers,
de tes dents, tu le mets en pièces,
et le doute n’est plus.
Jamais, toi, tu ne peux douter.
Car, les mystères, tu les as
retournés. Et tes énigmes,
ce que jamais tu ne comprendras,
ce sont ces choses si claires :
le sable où tu t’étends,
le mouvement de ta montre
et le tendre corps rosé
que tu trouves dans ton miroir,
chaque matin, à ton réveil,
et qui est le tien. Les prodiges
qui sont déjà déchiffrés.
Et jamais tu ne t’es trompée,
sauf une fois, un soir,
où tu t’es éprise d’une ombre
— la seule qui t’ait plu —
On eût dit une ombre.
Et tu voulus l’étreindre
Et c’était moi.

                 *
               *   *

Peur. De toi. T’aimer
c’est le plus grand risque.
Multiples, toi et ta vie.
Je t’ai, celle d’aujourd’hui;
Je la connais, j’entre
par de faciles labyrinthes,
grâce à toi, à ta main.
Ils sont à moi, oui, maintenant.
Mais toi, tu es
ton propre au-delà,
comme la lumière et le monde :
jours, nuits, étés,
hivers se succédant.
Fatalement tu varies
sans laisser d’être toi,
dans ta variété même,
par la fidélité
constante du changement.

Dis-moi, pourrai-je vivre
sous ces autres climats,
ou futurs, ou lumières
que tu élabores, toi,
comme le fruit son jus,
pour ton lendemain ?
Ou bien ne serai-je que
ce qui naquit pour un seul
de tes jours {mon jour éternel)
pour un printemps
(en moi toujours fleuri)
sans pouvoir vivre encore
quand arriveront
se succédant en toi,
inévitablement,
les forces et les vents
nouveaux, les lumières tout autres
qui déjà, attendent le moment
d’être ta vie, en toi !


                 *
               *   *
Là-bas, au-delà du rire
on ne peut pas te reconnaitre.
Tu vas et viens, tu glisses
sur un monde de valses
gelées, sur la pente inclinée;
et en passant, les caprices,
les baisers, sans Vocation,
rapides, te soulèvent,
toi, la momentanée
captive de la facilité.
Qu’elle est gaie ! disent-ils.
Et c’est que tu veux, alors,
être cet autre
qui te ressemble tellement
à toi-même, que c’est ainsi
que j’ai peur de te perdre.
Je te suis. J’attends. Je sais
que lorsque tu ne seras plus regardée
par les tunnels ni les étoiles,
que lorsque le monde croira
savoir qui tu es
et qu’il dira : « Maintenant je sais »
tu déferas un nœud,
les bras en l’air,
sous tes cheveux,
tout en me regardant.
Sans bruit de cristal
par terre tombera,
léger masque
inutile, ton rire.
Et en te voyant dans l’amour
que toujours je te tends
comme un miroir ardent,
tu reconnaîtras
un visage sérieux, grave,
une inconnue


grande, pâle et triste
qui est mon amante. Et qui m’aime
au-delà du rire.
                 *
               *   *
Point n’ai besoin de temps
pour savoir ce que tu es :
se connaître c’est un éclair.
Qui pourrait te connaître, toi,
par ce que tu tais, ou par les mots
avec lesquels tu le tais ?
Celui qui te cherchera dans ta vie
ne pourra savoir de toi
que des allusions,
des prétextes où tu te caches.
Te poursuivre dans le passé,
dans ce que tu fis naguère,
additionner acte et sourire,
années et noms, ce serait
te perdre. Moi, non.
Je t’ai connue, dans l’orage,
Je t’ai connue, soudaine,
dans le déchirement brutal
des ténèbres et de la lumière,
là où se révèle le fond
qui échappe au jour et à la nuit.
Je te vis, tu m’as vue, et maintenant
dévêtue à jamais de l’équivoque,
de l’histoire, du passé,
toi, amazone de l’éclair,
palpitante de la récente
arrivée, sans que je t’ai attendue,
tu es à moi depuis fort longtemps,
je te connais il y a tant de jours,
que dans ton amour je ferme les yeux,
et que je marche sans erreur,
à tâtons, sans rien demander
à cette lumière lente et sure
dans laquelle on connaît lettres
et formes, on fait des comptes,
et l’on croit voir
celle que tu es, toi, mon invisible.
Horizontale, oui, je t’aime.
Le ciel, regarde-le
face à face. Ne cherche plus
à feindre un équilibre
qui nous fait pleurer toi et moi.
Rends-toi
à la grande vérité finale,
à ce que tu dois être avec moi,
étendue, parallèle,
dans la mort ou le baiser.
La nuit est horizontale
sur la mer, une grande masse tremblante
couchée sur la terre,
vaincue sur la grève.
Être debout, mensonge,
rien que courir ou s’étendre.
Et, ce que nous voulons, toi et moi,
comme le jour — bien fatigué
d’être debout avec sa lumière —
c’est que nous arrive en pleine vie,
dans un tremblement de mort,
à la pointe extrême du baiser,
le moment d’être rendus,
par l’amour le plus aérien
au poids d’un être de terre,
matière, chair vivante.
Dans la nuit et l’après-nuit,
dans l’amour et après l’amour,
enfin changés, toi et moi,
en horizons définitifs
de nous-mêmes.

Ce que tu es
me distrait de ce que tu dis.

Tu lances des mots rapides,
pavoises de rires,
m’invitant
à aller où ils me conduiront.
Je ne t’écoute pas, je ne les suis pas,
je reste, regardant
les lèvres où ils sont nés.

Soudain tu regardes au loin,
Là-bas tu fixes ton regard
je ne sais sur quoi, et voilà lancée
pour le chercher ton âme
aiguisée de flèche.
Moi je ne suis pas ton regard
je te vois regarder.

Et si tu désires quelque chose
je ne pense pas à ce que tu veux,
et je ne l’envie pas : cela n’est rien.

Tu le veux aujourd’hui, tu le désires,
tu l’oublieras demain
pour un autre caprice
Non. Je t’attends au-delà
des limites et des frontières
dans ce qui ne peut passer



Pedro Salinas
1934
(traduit par Suzanne Brau)

26 Novembre 1936 …

… naissance du poète Franck Venaille

dont l’article collectif de la revue En attendant Nadeau, consacré à son hommage, dit « mais avant tout solitaire, il a  toujours  « marché dans la fêlure intime du monde ». « 

Poète engagé (sympathisant du parti communiste), le même article précise la nature et le mode de cet engagement / combat

Depuis des années, la guerre que menait Franck Venaille se déroulait jour après jour.
Tous ses derniers recueils la racontaient, avec l’humour qui était le sien, souvent noir, toujours distingué, élégant. La maladie qui l’affectait le fragilisait infiniment, l’engageait aussi à écrire. Chaque mot, chaque phrase témoignait de l’affrontement. Chaque recueil, chaque livre était une victoire.

(Voir l’article complet ici)

Le poème qui suit a pour titre « Capitaine de l’angoisse animale » parle de ce combat, de ses motifs et de la manière dont le Venaille y est engagé … à s’en briser les phalanges.

Je suis un homme floué.
La mort, la maladie, ont sonné à ma porte.
Je sens leur impatience et, très souvent, je la comprends.
Je leur demande encore un petit, un peu, un petit peu de temps si précieux. Non pas pour faire  l’âne devant les doctes assemblées.
Mais afin de mieux comprendre ce qui m’échappe encore:
Le sens de la vie, la place exacte que prend le sexe dans cette aventure minimaliste.

Je ne suis pas membre d’une confrérie d’orgueilleux.
Mais je sais ce que sont exactement les livres que j’écris.
Malgré tout, je suis cet homme que la vie a floué.

Paris, mon beau Paris, il faudra bien qu’un jour l’homme en

(Pour lire la grille plus facilement cliquer ici)

Paris, mon beau Paris, vous serez mon témoin.
Je vous ai aimé et si j’ai passé tant de nuits dans tant de capitales, c’était !
Les mots se doivent d’être justes.

C’était !
Pour le goût des rencontres peut-être.
Un détail baroque sur la Place d’Armes.
La découverte d’un pont suspendu.

Paris, mon beau Paris, je m’adresse à vous dans l’urgence.
Voyez, je suis fatigué.

A la violence de la maladie s’ajoute désormais celle de la médecine.
Faites, s’il vous plaît, en une nuit, exploser tous les Services de Neurologie de vos hôpitaux.
J’y gagnerai du répit, faites-le, c’est en votre pouvoir!

Je suis cet homme qui se sent floué et tape du poing sur les portes à s’en briser les phalanges.

25 Novembre 1934 …

… Naissance de Pierre Boutet, poète

Découvert sur le tard, à l’Age de 41 ans, Claude Pierre Boutet a publié une pièce de théâtre, des récits, des nouvelles et plusieurs recueils de poésie, dont « Sommeil paradoxal » où se trouve ce poème :

Mer, immense et étroite réalité
nourricière de rêves illuminés
d’impossibles aspirations
d’espoirs aux clartés anémiques
forgeron de vocations séculaires
je me jette dans ton ombre
aux parfums magnétiques.

Origine des révélations subîmes
des vérités contradictoires
reprend dans ta construction
universelle la stérilité de toute
existence.

Mer, immense et étroite réalité …

… des rochers déchirés

Les ardeurs ultra-marines
gesticulant sur les sommets
de l’extravagante floraison, exultent
au Contact du jour compatissant

Mer, immense et étroite réalité
gouvernée par le soupir des astres,
les rochers monstrueux s” épaulent
aux vagues pétrifiées
fécondant ensemble une indicible
douleur.

Ta voix gigantesque aux marins éperdus
clame les richesses de ta force épanouie
dans les bouquets de tes équinoxes
sous le repli des flots et l`abaissement
des paupières.
Mer, immense et étroite réalité
quand le perfide opale de la lune
siffle sur l’abdomen croûteux
de tes eaux noires
un récif amoindri flotte sur les remous
anxieux des ténèbres.

Mer, à la terre une fois confrontée
aux confins de la plus profonde.
exploration des choses, rassure l’homme
de ton éternelle fécondité.


Claude Pierre Boutet est décédé au début de cette année.

24 Novembre1772 …

… est la date de décès du premier Guadeloupéen élu à un siège de l’Académie Française, siège de Jacques Delille, poète comme lui.

Vincent Campenon se fera connaître, et reconnaître, du « grand public » (des amateurs de littérature) par l’un de ses deux grands poèmes (écrits au retour de sa mise en sécurité d’une France devenue dangereuse pour un admirateur de la reine Marie-Antoinette.)
Ce poème a pour source une des paraboles des évangiles chrétiens : « L’enfant prodigue« . L’auteur nous en donne le ressort et les raisons qui ne peuvent manquer de toucher les coeurs, en même temps que ce qui la distingue, selon lui, des pensées pré-chrétiennes.

« Combien cette tendresse indulgente du père de famille, pour un fils puni par ses fautes mêmes, est d’une morale plus vraie, plus salutaire et plus touchante que cette inflexible sévérité, érigée en vertu par presque toutes les écoles de l’ancienne philosophie »

La présence de ce « presque » rend cette déclaration … presque acceptable.

Un passage d’une critique concernant l’œuvre, publiée dans « L’esprit des journaux François et étrangers » ajoute la réflexion qui suit, de nos jours encore très pertinente.

« Il n’est que trop vrai que les hommes, dont la morale est la plus sévère, ne sont pas ceux qui se soumettent le plus exactement à ses lois.
Il n’est que trop vrai que ceux qui ont le plus besoin d’indulgence pour leurs propres faiblesses, sont ceux qui en ont le moins pour les faiblesses des autres.
Défions-nous des hypocrites qui exagèrent et surfont le prix de la vertu ; fuyons les fanatiques qui la font cruelle et inexorable, comme eux, en fermant toute issue au repentir.
« 

Campenon évoque ceux qui l’ont précédé sur le chemin de cette adaptation et mentionne notamment la pièce de Voltaire, achevant son invocation par une critique assez sévère de l’oeuvre.

Voltaire, doué d’un talent si rare pour saisir et lancer lui-même le ridicule, n’a point eu le secret de l’enfermer dans le caractère d’un personnage imaginé, et de l’en faire sortir par la contrainte de la situation. Ses personnages comiques sont de tristes bouffons qui s’efforcent vainement de nous divertir, ou plus rarement de bons plaisans d’une espèce invraisemblable, qui tournent contre eux-mêmes leurs plus piquantes railleries.

Conscient de cette impertinence concernant la valeur de Voltaire en regard de la sienne, l’auteur compense sa remarque, avec pertinence quant à la proximité de la citation, par l’évocation admirative de vers de Voltaire, dans lesquels il est également question de pardon.

Lorsque la vérité m’a forcé de dire par quelle étrange violation de la plus simple loi du goût, Voltaire a réuni dans un même cadre des caricatures grimaçantes à des figures nobles et pures, ne me sera-t-il point permis de venger ce grand poète du tort que lui-même lui-même a fait à sa gloire, en citant quelques vers de la scène éternellement attendrissante où le jeune Euphémon obtient son pardon de l’amour que ses désordres ont tant outragé ?
Rappeler des vers si remplis de flamme et d’entraînement et auprès desquels tous les autres pourraient sembler froids et inanimés, c’est m’exposer peut-être à expier sévèrement la témérité que j’ai eue de blâmer Voltaire, et de vouloir ensuite lui rendre hommage.

Grand Dieu! qu’il est changé!
Oui, dit-il, en s’adressant à Lise,
Oui, je le suis; votre cœur est vengé;
Oui, vous devez en tout me méconnaître.
Je ne suis plus ce furieux, ce traître,
Si détesté, si craint dans ce séjour,
Qui fit rougir la nature et l’amour.
Jeune, égaré, j’avais tous les caprices;
De mes amis j’avais pris tous les vices;
Et le plus grand, qui ne peut s’effacer,
Le plus affreux fut de vous offenser.
J’ai reconnu, j’en jure par vous-même,
Par la vertu que j’ai fui, mais que j’aime,
J’ai reconnu ma détestable erreur;
Le vice était étranger dans mon cœur.
Ce cœur n’a plus les taches criminelles
Dont il couvrit ses clartés naturelles;
Mon feu pour vous, ce feu pur et sacré,
Y reste seul : il a tout épuré.
C’est cet amour, c’est lui qui me ramène,
Non pour briser votre nouvelle chaîne,
Non
pour oser traverser vos destins :
Un malheureux n’a pas de tels desseins.
Mais quand les maux où mon esprit succombe
Dans mes beaux jours avaient creusé ma tombe,
A peine encore échappé du trépas,
Je suis venu; l’amour guidait mes pas.
Oui, je vous cherche à mon heure dernière,
Heureux cent fois, en quittant la lumière
Si, destiné pour être votre époux,
Je meurs du moins sans être haï de vous.
(…)
Vous, Euphémon! vous m’aimeriez encore!

-Si je vous aime! hélas! Je n’ai vécu
Que par l’amour qui seul m’a soutenu.

Si Voltaire erre quelque part, assurément il a pardonné à Vincent Campenon …

Rappelons, avec l’auteur, le contexte du poème

L’Enfant prodigue était le plus jeune des deux fils de Ruben, riche habitant du pays de Gessen.
…Un fils ingrat, fugitif, débauché et repentant; une mère idolâtre de ce fils, prête à mourir de douleur quand elle est abandonnée par lui, prête à mourir de joie quand elle le revoit, après une longue et criminelle absence; un père, véritable israélite, juste, sévère et résigné à la volonté de Dieu qu’il aime et craint par-dessus tout; un frère né violent, aigri de plus par l’aveugle prédilection dont son jeune frère est l’objet : tous opposés de caractère, divisés d’affections et réunis enfin par le sentiment du repentir ou de l’indulgence; voilà les principaux personnages de mon poème, en voilà presque toute l’action.

Allons de suite à la conclusion de ces trois parties, l’histoire elle-même étant connue, nous nous attachons ici à l’expression du poème à travers sa chute.

Viens! une épouse y va suivre tes pas;
De tes erreurs elle a gémi tout bas,
Mais dans ses yeux tu peux lire ta grâce.
Pharan lui-même, à tes transports joyeux
N’oppose plus un dépit envieux.
De tes amours la légitime ivresse
Va de Ruben ranimer la vieillesse…

…Sur tous ses traits le bonheur se déploie,
Et le ciel même eût envié sa joie.

(Cliquer ici pour lire la grille plus facilement)

Ce long poème eut un réel succès et ouvrit la voie à son auteur vers l’Académie Française, malgré une opposition à cet accès qui s’est exprimée jusque dans la rue sous la forme d’un pamphlet

… Non !

(Pour lire la grille plus facilement, cliquer ici)

23 Novembre 2022 …

… Christian Bobin, poète, (membre de la « Route Inconnue« *) « s’est éteint** ».

Télérama** dans le préambule de l’article que le magazine consacre à sa disparition en donne une courte présentation
« Bibliothécaire et guide de musée, l’auteur du “Très-Bas” vivait en homme tranquille, au Creusot. Goûtant la singularité sans cesse renouvelée d’un jour qui passe, d’un mot qu’on trouve. « 

La dernière phrase de cette description aide à comprendre l’adhésion de Christian Bobin (membre d’honneur) à l’association des Amis d’André Dhôtel*

A la mort d’André Dhôtel Christiant Bobin a fait paraître un hommage dans la Nouvelle Revue Française, (titrée « « Je ne songe jamais à ce qui se passera plus tard » extrait de son livre « L’épuisement » … et empruntée à « Les chemins du long voyage » de Dhôtel), dont voici un extrait :

« Où êtes-vous, cher André Dhôtel, maintenant que vous êtes mort, où donc avez-vous élu domicile
(…)
Il me semble parfois que notre vie n’est faite que de ces premières gouttes et que le déluge ne tombera sur nos âmes qu’après le dernier jour, la mort venue. (…)
trois de vos livres. J’y ai retrouvé un goût d’adolescence, le désir contradictoire de parvenir vite au dernier mot et de ralentir l’allure des phrases, tellement on est bien dans la cabane d’encre, sous le feuillage d’une voix.
(…)
Aujourd’hui est le nom familier de la merveille. Aujourd’hui est éternel, vous savez bien.
(…)
Vous faites entrer de bien curieuses femmes dans vos songes.
(…)
Vos femmes d’encre ne sont pas d’encre mais de feu, d’eau et d’air. Au début du livre elles mettent le monde entier entre elles et un homme. À la fin du livre celui qui les cherche depuis la première phrase est enfin digne, fortifié par l’épreuve, de demander leur main.
(…)
vos livres, vous les écrivez pour amener l’homme à la hauteur de la femme, rude tâche, labeur infini.
(…)
La phrase est tracée d’une main ferme et on a pourtant l’impression que vous en êtes absent
(…)
Votre Bernard le paresseux a beau s’appeler comme ça, il n’y a vraiment qu’Estelle dans le livre, Estelle et sa rage lumineuse, protégeant une petite icône d’enfance.
Dans Le Village pathétique Julien est bien brave, assez fin pour un homme, il y a surtout Odile, Odile la solaire, aussi impitoyable et bonne que la meule du soleil sur les champs du monde.
Quant aux Chemins du long voyage, toute l’histoire est dans Irène, et toute Irène est dans cette phrase qu’elle dit de sa voix calme, sans doute en souriant, d’un sourire imperceptible :
« je ne songe jamais à ce qui se passera plus tard. »
(…)
Ah cher André Dhôtel, soyez béni pour avoir écrit de telles choses.
(…)
comme disent les enfants. Je ne sais pas s’il y a un «bon dieu ». S’il y en a un, je suis sûr qu’il partage votre émerveillement et votre stupeur devant ces femmes courant le monde, aux quatre coins de leur cœur : Estelle, Odile, Irène et leurs petites sœurs innombrables, tourmentées comme l’orage, insoucieuses comme l’amour. »

La transition est facile vers un texte (sa première partie) qui aurait plu à André Dhôtel et dont le titre est

Alina

Les berceuses sont pour les enfants. Qu’est-ce qu’un enfant ?
C’est un être de lumière que chaque soir et parfois même dans la journée on abandonne dans le noir.
Les berceuses sont les hymnes de cet abandon, en même temps qu’elles en sont l’antidote, le contrepoids sonore.
Dors, chuchote la voix tendre, le souffle au ras des fleurs, le pollen de l’âme maternelle.
Dors, entre dans le château sans porte ni fenêtres. Tu y seras plus seul qu’avant de naître et qu’après vivre, seul comme un tout petit dieu défunt.
Ma voix, cet air, cette chanson de toile sera ta nourrice dans les ténèbres.
Quand la petite lanterne japonaise de ton cerveau s’éteindra et que le fleuve noir rentrera dans tes veines, montera jusqu’à ton cœur, tu seras seul face à tes fantômes – et je serai encore là avec toi, dit la berceuse, la voix sacrée inconsciente de son règne.
(…)
Sur les paupières de soie des nouveau-nés, nous posons pour les sceller la pierre très blanche d’une berceuse. Elle pèse sans peser.
(…)
Les berceuses sont le pur alliage de la terreur et de l’amour. Les mères – les jaunes, les noires, les blanches – les mères de tous pays et de toutes époques se retirent sur la pointe des pieds où vient d’avoir lieu le meurtre par amour : le tout-petit livré aux ricanements des cauchemars et aux brigands de la faim, en même temps que rassuré, profondément rassuré par la persistance de la voix atténuée, la bonté assassine de la déesse aux bras roses.
(…)
Aucune voix aimée ne disparaît. (…)
Dors, mon bébé, dors. Tu n’es qu’un éclat sur la rivière et la rivière est sans fin, intarissable son chant. Celle que tu aimas jadis ne tombera jamais dans ton passé, là où vieillissent tes jouets et tes idées. Sa voix est devant toi, autour, partout. Repose dans ce paradis.
(…)
Les berceuses raccommodent ces accrocs du néant, ces déchirures inévitables de la Voie lactée. Les berceuses ne mentent pas en mentant.
(…)
Nous avons inventé des machines qui règnent sur nos mains, nos yeux et notre cœur.

 … : elles poussent l’enfant en nous sur une balançoire invisible jusqu’à l’infini dont il ne reviendra pas.
La berceuse archaïque des mères a deux temps.
Un premier temps, l’éloignement. Ma voix se fait nuit pour t’accompagner dans la nuit. La douceur de ma voix ne cache pas les terreurs de l’abîme. Elle en vient.
Un second temps, la reprise, souvent celle, élémentaire, du refrain. Car je suis là, encore, je suis ce petit pois sauteur du refrain et le sourire qu’il te donne jusqu’au cœur sans cœur de la nuit qui te tue.
(…)
C’est une berceuse d’un genre étrange. Elle n’endort pas. Elle réveille. Un homme l’a inventée. Arvo Pärt abrite cet homme en lui. Il loge dans son cœur, il en sort comme le coucou de l’horloge suisse, compose deux notes, trois, puis rentre. Ce qui nous perd, c’est la richesse. La simplicité d’une robe, le cri d’un psaume, l’interpellation effrontée d’une rose de jardin – nous avons besoin de peu pour recevoir des nouvelles du ciel donc de nous-mêmes. La quasi-berceuse s’appelle Alina.
(…)
Alina, Alina. Ma poupée, mon chef-d’œuvre, ma future survivante. Reprends des forces. Dors. Si tu savais comme je t’aime, tu gagnerais le ciel sans passer par ta mort.


22 Novembre 1882 …

… est le jour de naissance de celui qui contribua, avec son ami Georges Duhamel à faire exister le vers libre dans la poésie française.

Un article intitulé « Digression sur le vers libre » (janvier 1910) loue les jeunes poètes Charles Vildrac et Georges Duhamel qui ont coécrit un essai intitulé « Notes sur la technique poétique« .
Ces louanges sont toutefois assorties d’une dose conséquente de condescendante voir de « moquerie dans la manche »

DIGRESSIONS SUR LE VERS LIBRE
Comme le disent MM. Georges Duhamel et Charles Vildrac, dans leur petit volume de notes sur la technique poétique : « Il y a vraiment du courage à écrire en vers libres après la troisième jeunesse ». Mon Dieu, oui. Aussi ne serai-je pas de ceux, trop nombreux, qui vont blasphémant le saint nom de ces poètes respectables.
Respectables !… Mais oui, respectables. Que vous faut-il donc pour être respectable ? Comment, voilà des gens qui malgré les sourires des uns et les rires des autres, continuent dans l’isolement, presque dans le mépris, comme des parias de lettres, à façonner ce qu’ils croient être l’Art, non pas l’art avec un petit a. mais l’Art avec une majuscule, le grand Art des vers libres, et vous ne les trouvez pas suffisamment intéressants !
Moi, je les trouve splendides, Monsieur, tout simplement splendides. Que leur exemple porte ses fruits.
Oui, je le dis et je le répète, ces poètes qui sont des poètes, car ils sont poètes puisqu’ils écrivent en vrais vers libres, ces poètes sont admirables. Non pas tant, peut-être, au point de vue poétique, oh non ! mais au point de vue foi. Ces poètes ont la foi. Or, qu’y a-t-il de plus louable que la foi ! une vraie foi, intransigeante comme toute foi sincère !
Leur soif de martyre, leur prosélytisme, leur ton convaincu qui, il faut bien le dire, ne suffit pas pour être convaincant, me les rendent excessivement sympathiques. Et leurs efforts me plaisent en tant qu’efforts.
Eh oui, ils font des efforts ! Ils s’efforcent.
Certes on ne peut nier leur bonne volonté. Ils y mettent du leur. Mais jusqu’alors, et quelque déplaisir que cela nous cause de le constater, il faut bien avouer que malgré le caquetage annonciateur des uns et les cocoricos intéressés des autres, leur ponte n’a guère été bien considérable. Et encore combien d’œufs réellement fécondés ! C’est que trop de chapons veulent jouer les coqs.
Il n’importe, le gros œuf, péremptoire, indubitable, ce Messie que nous espérons tous, finira bien par sortir un beau jour. Il le faut. On nous le doit.
En attendant faisons amplement crédit à tous ces Jupiters en gestation d’un nouveau monde. Depuis trente ans et plus nous posons sous l’orme, c’est vrai, mais que Messieurs les impatients, lassés d’interpeller Sœur Anne, veuillent bien, en guise de consolation, se rappeler la longueur de la période lacustre.
Et puis, le génie n’est qu’un jeu de patience. Ensuite le spectacle n’est pas dépourvu d’agrément. En effet, certains vers libres sont dans une position bien intéressante. Ayant passé la cinquantaine, eh voui ! ils espèrent encore en la conception du grand œuvre qui doit établir, urbi et orbi, l’indéfectible et patente supériorité de leur technique sur celle de leurs grossiers prédécesseurs.
Ne riez pas, je vous prie. Laissez les quolibets grotesques et les coq-à-l’âne à la non moins intéressante critique. N’augmentez pas de vos faciles et peu miséricordieuses railleries le sort déjà si triste de ces incompris vénérables. Il est peu charitable de toujours crier : Haro, haro sur le baudet ! Laissez le paître, et retournez à vos chandelles.
En vérité, pourquoi toujours les considérer comme des frères inférieurs ! Quelle insipide prétention de la part de la gent de lettres, de les regarder de travers, comme des parents pauvres ! Est-ce parce qu ils ne font pas usage de la rime riche ! Déplorables aberrations. Quelle sonnette de lépreux portent-ils donc au cou pour que le monde se sauve ainsi à leur approche ! « Ah ! vous faites des vers libres, monsieur ? de la poésie décadente… » Et chaque jour, à tour de rôle, on les immole à ce gros Moloch de vers officiel. Sans les couvrir de roses pompons et d’hyacinthes, qu’on leur rende tout de même la vie un peu moins dure. Voyez quelle existence de réprouvés ils mènent comparativement à celle des faux postes de la métrique officielle, traditionnelle et dogmatique, de tous les suffisants pontifes du grand niais d’alexandrin, qui se prélassent, gras et roses, rentés et laurés à merveille, dans les confortables fauteuils académiques.
Ah ! ce qu’ils se prélassent ! Aussi tous les jeunes poètes de 20 à 30 ans, ont-ils renoncé complètement, oh ! mais là complètement, au vrai vers libre, pas celui de Lafontaine, mais celui que nous présentent en liberté Charles Vildrac et Georges Duhamel.
— Prenez mon ours ! Mais les jeunes poètes répondent : jamais de la vie, pour n’en retirer que la peau ! Et ils passent, et ils passent, tendant déjà le cou vers cette vieille dame sise au bout du pont des Arts.

Cette partie de l’article est l’occasion d’une moquerie bon enfant de la part de son auteur (Nicolas Beauduin), poète de deux années plus jeune que Jacques Vildrac et partisan en ce qui le concerne, d’une forme très rigoureuse, et qui ne semble pas avoir mérité un article dans Wikipedia. (ici cependant)

Dans la suite de son propos, Nicolas Beauduin fait preuve à la foi d’un chauvinisme excessif (pour autant qu’on puisse penser qu’en cette matière l’excès est possible) mais aussi d’un racisme, il est vrai courant à cette époque où le mot nègre était communément substitué à celui de noir, et où les « races » humaines (y compris à l’intérieure de la branche blanche de l’humanité) étaient une évidence biologique.

Ils ont tort. Ils ont certainement tort. A priori les noms de Charles Vildrac et de Georges Duhamel, ou de Georges Duhamel et de Charles Vildrac, comme vous voudrez, devraient pour le moins retenir leur attention.
Charles Vildrac et Georges Duhamel, que voilà enfin des noms français, de vrais noms français, arborés et flambant neuf sur cette vieille galère tant de fois échouée du vers lyrisme ! Et cela nous étonne. Mais dans notre ébahissement il se mêle aussi, pourquoi ne le dirions-nous pas ! une part, mais oui, une part de joie chauvine et patriotique. Ah ! il n’était pas dit que nous serions perpétuellement les sacrifiés. Il nous fallait à nous aussi, français de France, notre part de couscous et de noix de coco. Grâce à Charles Vildrac et à Georges Duhamel nous l’avons maintenant. Qu’ils acceptent nos hommages de sincère reconnaissance. On est enfin fier d’être français.
Vous ne comprenez peut-être pas ? C’est que le verslyrisme était jusqu’alors resté l’enviable privilège d’un petit nombre d’étrangers. Notre littérature, la littérature française n’y avait point sa place. Aucun français de France n’avait cru pouvoir, sans danger, pénétrer dans cette jungle, où en des mattchiches et autres cake-walkes effrénés, s’échevelaient, sans rythme ni mesure, les échantillons les plus disparates du globe. Qui donc se fut risqué dans cette Babel d’un nouveau genre ! Les plus hardis regardaient de loin, cherchant à comprendre. Mais n’ayant guère, au cours de leurs études, été familiarisé avec « le langage des singes », ils s’en retournaient vite, ahuris et abasourdis par toutes les onomatopées et les jubilations de ces aboulas négroïdes, et jurant mais un peu tard qu’on ne les prendrait plus. D’ailleurs c’était à n’y rien comprendre. Des vociférations dans la nuit. Un véritable combat de nègres sous un tunnel. Personne n’y voyait goutte. A tel point que l’Œdipe du Café de la Régence en « donnait sa langue au chat ». jusqu’à Sully-Prudhomme qui s’inquiétait d’entendre quelques danoméennes du Quartier Latin méconnaître Athènes et hurler : J’aime mieux Tombouctou ! Et François Coppée, ce pauvre François Coppée, ne pouvait plus rendre visite à son Petit Epicier de Montrouge sans qu’à chaque coin de rue ne surgisse quelque ancien Cow-boy ou cireur de bottes de Chicago venant lui donner en charabina des leçons de prosodie française. Heureux temps où les nègres voulaient manger les blancs ! Ces jours hilarants sont passés et bien passés. Et certes MM. Georges Duhamel et Charles Vildrac n’ont pas eu la prétention de ressusciter les morts. Aussi leur petit livre ne ressuscite-t-il rien. Mais il exhume. Et dans tout ce passé défunt. Charles Vildrac et Georges Duhamel, après de laborieuses et patientes recherches, ont enfin, nouveaux Champellions, déchiffré quelques-uns de ces ténébreux et abscons hiéroglyphes. Ce petit livre est le résultat de leurs travaux.
Est-ce enfin le classicisme du vers libre ! Je ne le crois pas. Son heure n’est pas encore près de sonner à l’horloge littéraire.


Poème de Charles Vidrac
(la rime n’y est pas une préoccupation de l’auteur, elle n’est présente que lorsqu’il la juge « utile »)
Ici se perçoit la dimension libertaire de Charles Vidrac qui sera solidaire de Jean Giono, lorsque son pacifisme sera mis en cause par les communistes, après la seconde guerre mondiale
et qui écrira un roman utopique à destination des enfants « L’Île rose » avec une suite dans « La Colonie« .

SI L’ON GARDAIT

Si l’on gardait, depuis des temps, des temps,
Si l’on gardait, souples et odorants,
Tous les cheveux des femmes qui sont mortes,
Tous les cheveux blonds, tous les cheveux blancs,
Crinières de nuit, toisons de safran,
Et les cheveux couleur de feuilles mortes,

Si on les gardait depuis bien longtemps,
Noués bout à bout pour tisser les voiles
Qui vont à la mer,

Il y aurait tant et tant sur la mer,
Tant de cheveux roux, tant de cheveux clairs,
Et tant de cheveux de nuit sans étoiles,
Il y aurait tant de soyeuses voiles
Luisant au soleil, bombant sous le vent
Que les oiseaux gris qui vont sur la mer,
Que ces grands oiseaux sentiraient souvent

Se poser sur eux,
Les baisers partis de tous ces cheveux,
Baisers qu’on sema sur tous ces cheveux,
Et puis en allés parmi le grand vent…

Si l’on gardait, depuis des temps, des temps,
Si l’on gardait, souples et odorants,
Tous les cheveux des femmes qui sont mortes,
Tous les cheveux blonds, tous les cheveux blancs,
Crinières de nuit, toisons de safran,
Et les cheveux couleur de feuilles mortes,

Si l’on gardait depuis bien longtemps,
Noués bout à bout pour tordre des cordes,
Afin d’attacher
A de gros anneaux tous les prisonniers
Et qu’on leur permît de se promener
Au bout de leur corde,

Les liens de cheveux seraient longs, si

à leur maison…

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21 Novembre 1694 …

… disparait des vivants ce monument de la littérature française (et de l’esprit français) qu’est Voltaire.

Voltaire dont l’œuvre a connu, par la suite des périodes de quasi disgrâce dans l’édition (et donc, il faut le supposer, dans le public), comme en attestent ces lignes : (15 avril 1914 )

Voilà un fait qui éclaire d’une façon assez effrayante l’état d’esprit du jour. Il n’y a plus un éditeur pour Voltaire !
Cette proposition semble absurde. Vous haussez les épaules.
Elle est malheureusement exacte.
M. Fernand Caussy, ayant eu l’idée d’inventorier à la Bibliothèque de l’Ermitage, à Pétersbourg, les livres et manuscrits de Voltaire, acquis autrefois par Catherine II, en a rapporté six volumes de correspondance inédite, et trois de mélanges divers.
A première vue, il vous paraît que c’est une extrême bonne fortune, et que M. Caussy a mis la main sur un trésor. Eh bien ! détrompez-vous ! Tous les éditeurs, chose incroyable, ont fait la moue. Et M. Fernand Caussy a dû entreprendre son édition à ses risques et périls.
Les Anglais, moraux, pudibonds, et tout ce qui vous plaira, entretiennent cependant avec jalousie le culte de l’amoral Shakespeare. Ils sentent qu’il serait honteux pour eux de le délaisser, et qu’ils vaudraient moins sans Shakespeare.
Chez nous, il n’y a pas assez de liberté …

… valons moins.

(Pour lire la grille plus facilement cliquer ici)


Voltaire est un homme de salon, il appuie son éloquence sur l’Autre et la façon dont il ou elle s’exprime, notamment en ses qualités, ou mieux, ses défauts.
En témoigne sa poésie, pour une bonne part, consacrée/adressées à une « personne« 

(À madame de Fontaine-Martel,  À Madame de G***,  À Madame du Deffant,  À Madame la maréchale de Villards,  À Mademoiselle de Guise,  À Mademoiselle Le Couvreur,  À M. de Formont,  À M. de Saint-Lambert,  À M. Desmahis,  À M. François de Neufchâteau,  À M. Le comte de Tressan,  À M. Le comte, le chevalier et l’abbé de Sade,  À M. Le duc de La Feuillade,  À M. Le duc de Sulli,  À Mme du Châtelet,  À Samuel Bernard,  À une dame ou soit-disant telle,  À une jeune veuve,  À Uranie,  À Uranie (I),  Aux manes de M. de Genonville,  À Monsieur le Chevalier de Boufflers,  À Monsieur le comte Algarotti,  À M. ***,  Épigramme sur Gresset,

Ici, un poème qui semble au premier coup d’oeil déroger à cette règle, … mais à le lire on est vite détrompé, chacun des voeux, exprimés pour le repousser, semble dénigrer précisément Voisin, …

Les Souhaits

Il n’est mortel qui ne forme des vœux :
L’un de Voisin convoite la puissance ;
L’autre voudrait engloutir la finance
Qu’accumula le beau-père d’Évreux.

Vers les quinze ans, un mignon de couchette …

… promoteur.

Roy versifie, et veut suivre Pindare ;
Du Bousset chante, et veut passer Lambert.
En de tels voeux mon esprit ne s’égare :

Je ne demande au grand dieu Jupiter
Que l’estomac du marquis de La Fare,
Et les cons de monsieur d’Aremberg.

Ce monsieur d’Aremberg que Voltaire poursuit
dans une longue épitre, à lui destinée,
où l’on devine le sens que prennent les pointillés

A MONSIEUR LE DUC D’AREMBERG

D’Aremberg, où vas-tu ? penses-tu m’échapper?
Quoi ! tandis qu’à Paris on t’attend pour souper,

Tu pars, et je te vois, loin de ce doux rivage,
Voler en un clin d’œil

aux lieux de ton bailliage!
C’est ainsi que les dieux qu’Homère a tant prônés
Fendaient les vastes airs de leur course étonnés,
Et les fougueux chevaux du fier dieu de la guerre
Franchissaient en deux sauts la moitié de la terre.
Ces grands dieux toutefois, à ne déguiser rien,
N’avaient point dans la Grèce un château comme Enghien ;
Et leurs divins coursiers, regorgeant d’ambrosie,
Ma foi, ne valaient pas tes chevaux d’Italie.
Que fais-tu cependant dans ces climats amis
Qu’à tes soins vigilants l’empereur a commis?
Vas-tu, de tes désirs portant partout l’offrande,
Séduire la pudeur d’une jeune Flamande,
Qui, tout en rougissant, acceptera l’honneur
Des amours indiscrets de son cher gouverneur?
La paix

(Cliquer ici pour lire la grille plus facilement)

vaillantes mains
Dans nos derniers combats firent tant d’orphelins.
Mais quitte aussi bientôt, si la France te tente,
Des tetons du Brabant la chair flasque et tremblante,
Et, conduit par Momus et porté par les Ris,
Accours, vole, et reviens t’enivrer à Paris.
Ton salon est tout prêt, tes amis te demandent;
Du défunt Rothelin les pénates t’attendent.
Viens voir le doux La Faye aussi fin que courtois,
Le conteur Lasseré, Matignon le sournois,
Courcillon, qui toujours du théâtre dispose,
Courcillon, dont ma plume a fait l’apothéose »,
Courcillon qui se gâte, et qui, si je m’en croi,
Pourrait bien quelque jour être indigne de toi.
Ah ! s’il allait quitter la débauche et la table,
S’il était assez fou pour être raisonnable,
Il se perdrait, grands dieux! Ah! cher duc, aujourd’hui
Si tu ne viens pour toi, viens par pitié pour lui !
Viens le sauver : dis-lui qu’il s’égare et s’oublie,
Qu’il ne peut être bon qu’à force de folie,
Et, pour tout dire enfin, remets-le dans tes fers

Ici, comme souvent chez Voltaire, la plume est une flèche.

On retrouvera une pointe acérée dans un petit texte de Voltaire au titre qui l’est déjà.

JUSQU’À QUEL POINT DOIT ON TROMPER LE PEUPLE ?

Dont l’introduction est :

C’est une très-grande question, mais peu agitée, de savoir jusqu’à quel degré le peuple, c’est-à-dire neuf parts du genre humain sur dix, doit être traité comme des singes. La partie trompante n’a jamais bien examiné ce problème délicat ; et de peur de se méprendre au calcul, elle a accumulé tout le plus de visions qu’elle a pu dans les têtes de la partie trompée.

Les honnêtes gens qui lisent quelquefois Virgile, ou les Lettres provinciales, ne savent pas qu’on tire vingt fois plus d’exemplaires de l’Almanach de Liège et du Courrier boiteux que de tous les bons livres anciens et modernes.

Personne assurément n’a une vénération plus sincère que moi pour les illustres auteurs de ces almanachs et pour leurs confrères.
Je sais que depuis le temps des anciens Chaldéens il y a des jours et des moments marqués pour prendre médecine, pour se couper les ongles, pour donner bataille, et pour fendre du bois.
Je sais que le plus fort revenu, par exemple, d’une illustre académie consiste dans la vente des almanachs de cette espèce.
Oserai-je, avec toute la soumission possible, et toute la défiance que j’ai de mon avis, demander quel mal il arriverait au genre humain si quelque puissant

(Cliquer ici pour lire la grille plus facilement)

ongles quand on veut, pourvu que ce soit dans une bonne intention ?
Le peuple, me répondra-t-on, ne prendrait point des almanachs de ce nouveau venu.
J’ose présumer au contraire qu’il se trouverait parmi le peuple de grands génies qui se feraient un mérite de suivre cette nouveauté.
Si on me réplique que ces grands génies feraient des factions et allumeraient une guerre civile, je n’ai plus rien à dire, et j’abandonne pour le bien de la paix mon opinion hasardée.

On pourra tout de même apprécier la sagesse de Voltaire qui n’insiste pas plus d’une fois.
Conscient peut-être que convaincre est souvent une violence faite à l’autre, un abus de pouvoir, une manière de satelliser cette autre.

20 Novembre 1900 …

… en cette année, crépuscule du dix huitième siècle, nait un homme*, qui développa une activité intense au service de la poésie, et cela bien au-delà de son œuvre propre, à travers des publications accueillantes (revue « Sagesse« ) et la participation active à des groupes (surréaliste , anticolonialiste).

Ici une appréciation de la personne et de l’oeuvre de *Fernand Marc, dans laquelle on trouvera de nombreux reproches,** par le critique et poète André Fontainas qui, mieux qu’un éloge, permet d’approcher le projet et la nature de ses réalisations poétiques.

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**Dont ce terrible « Curieux travail, plutôt que satisfaisant. » !

M. Fernand Marc est, on le sait, avec son groupe « Sagesse », un grand animateur.
Si épris soit-il, à la manière des esprits de son âge, de l’étrangeté pour l’unique souci de l’étrangeté, il n’a pas rompu les ponts, il ne croit pas que le monde date de l’an 1918, où l’homme échappa à la servitude des tranchées et de la mort brusque, pour vivre enfin selon l’Amérique.
L’humanité renouvelée ne forme point, à ses yeux, l’humanité entière. Au contraire, il a exprimé à maintes reprises, pour les génies d’époques antérieures, son respect, et de la tolérance avec sympathie pour ceux qui l’ont précédé et qu’il n’ignore pas de parti pris.
Les Quatre poèmes qu’il réunit dans une élégante ou même somptueuse plaquette, ornés de compositions originales de Jean Marembert, illustrent cet état d’âme, et la dédicace au grand, conscient et émouvant poète qu’est M. Jules Supervielle, en souligne la portée.
Comme ses pairs, M. Fernand Marc prend à tâche d’accumuler seulement, dans une volonté de confusion, les matériaux divers dont l’image ingénue ressortira au gré de la sensibilité du lecteur, mais à chaque poème correspond une composition gravée, suggestion réfléchie où se réalise en partie une première ordonnance proposée de ces matériaux à l’intelligence.
Spontanément ainsi, on le sent, bigarrée, ingénue aussi et singulière avec application, l’imagination de M. Fernand Marc s’occupe à se tracer des limites, à se restreindre et à s’observer non sans rigueur plutôt qu’à se surprendre dans la surabondance ou l’abandon.
Curieux …

… du poème, est répudié avec dédain; il sied que la possibilité d’un rythme soit évoquée, ce serait être conforme que de s’y soumettre et cela ne vient pas du subconscient individuel, c’est une règle.
J’admets l’intérêt des expériences, on dirait de laboratoire, poursuivies par un certain nombre de poètes
nouveaux, mais ne se lasseront-ils de ne jamais faire appel qu’à de la singularité? il existe un art, aussi, qui participe du choix approprié, de la durée et de la résistance de la construction; tout s’ordonne, une part dépend d’une autre et du tout, le poème existe doublement, par le détail et par l’ensemble.

(Pour lire la grille plus facilement, cliquer ici)


Un article à propos de la production de Fernand Marc  » les enfants sinistres » (qui a été mise en musique par Louis Saugier (voir ici))

Notre camarade le poète Fernand Marc vient de sortir un petit livre plein de charme et déconcertant qu’il intitule : quatre-vingts comptines pour enfants sinistres.

Mais objectera-t-on à Fernand Marc, peut-il y avoir des enfants sinistres ?
— Mais oui. Les enfants sinistres ce sont

… politiques gaspillent en vain leur science pour guérir ce mal du siècle. Rien n’y fait.
Alors, se présente le poète. C’est lui qui rendra le sourire aux enfants sinistres,
alors de nouveau il sera possible d’habiter la terre.

Les comptines de Fernand Marc berceront la peine des vieux enfants.
Elles leur remettront à la bouche le goût des sucres d’orge du concierge du collège, elles leur redonneront les échos attendris des ritournelles des vieilles nourrices bêtes et bonnes, la joie des jeux du jeudi où l’on se compte avec des Am-stram-gram compliqués, l’étrange tiédeur des premiers fantômes d’amour et tout l’enthousiasme de n’avoir à penser qu’à des choses inutiles pour grandes personnes.

Je recommande le petit bouquin de Fernand Marc à tous les enfants sinistres.


Tout le monde doit donc le lire.


Une de ces comptines :

Avec la plus belle
je veux jouer à la marelle,
avec la plus douce
manger du couscous,
avec la plus tendre
visiter Port -Vendras,
avec la plus cocasse
chasser la bécasse,
avec la plus blonde
me mêler à l’onde,
avec la plus brune
consulter la lune.
avec la plus sage
blanchir ce feuillage
avec la folle
prendre mon envol.

Ici, le poème « Sérénité » … pour les « Grand »

Cet équilibriste rose
crinière dressée
pur le trapèze des nuages
cet homme nu
qui désarme l’onde
broute les herbes de la mort
et franchit les mondes
à longues foulées silencieuses
dans la nuit des regards
que peuvent-ils
Plainte des menhirs de sable
craquements vierges de la forêt
dialogue de la mousse et des moussons
orgues des palais clameurs des races
cliquetis des astres se heurtant
dans leur ronde
ne sont que murmures d’anges
caressante chanson de l’espace
aux oreilles du dieu
qui somnole

éternellement

_
Ce qui exclut Fernand Marc (sourire)²


En ce même 20 Novembre, il y a 10 ans, Anna Jouy donnait

« Arrêt sur image »

… à quoi bon le reste de la ville. ce grand vide de gens, d’autos, de chiens, quadrillé de moellons fantastiques et moi enfin minuscule, très.