Ces lignes de Diderot, extraites du « Neveu de Rameau » sont comme un écho à l’ouvrage dans lequel Roland Gori dénonce « La fabrique des imposteurs« *, c’est à dire la propension que notre monde contemporain a, de susciter le faux … à cela Diderot ajoute celle de susciter le fou (le passage mis en grille est cité par Michel Foucault dans son « Histoire de la folie à l’âge classique »**)
Il n’y a point de meilleur rôle auprès des grands que celui de fou. Longtemps il y a eu le fou du roi en titre; en aucun, il n’y a eu en titre le sage du roi. Moi je suis le fou de Bertin et de beaucoup d’autres, le vôtre peut-être dans ce moment; ou peut-être vous, le mien. Celui qui serait sage n’aurait point de fou. Celui donc qui a un fou n’est pas sage; s’il n’est pas sage, il est fou, et peut-être, fût-il roi, le fou de son fou. Au reste, souvenez- vous que dans un sujet aussi variable que les moeurs, il n’y a d’absolument, d’essentiellement, de généralement vrai ou faux, sinon qu’il faut être ce que l’intérêt veut qu’on soit; bon ou mauvais; sage ou fou, décent ou ridicule; honnête ou vicieux. Si par hasard la vertu avait conduit à la fortune; ou j’aurais été vertueux, ou j’aurais simulé la vertu comme un autre.
« La fabrique des imposteurs » (le livre)
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« Histoire de la folie à l’âge classique » Michel Foucault
Introduction (à la troisième partie)
J’étais pour eux les Petites-Maisons tout entières.
« Un après-midi, j’étais là, regardant beaucoup, parlant peu, écoutant le moins que je pouvais, lorsque je fus abordé par un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n’en a pas laissé manquer. C’est un composé de hauteur, de bassesse, de bon sens et de déraison. »
Dans le moment où le doute abordait ses périls majeurs, Descartes prenait conscience qu’il ne pouvait pas être fou — quitte à reconnaître longtemps encore et jusqu’au malin génie que toutes les puissances de la déraison veillaient autour de sa pensée ; mais en tant que philosophe, entreprenant de douter, de propos résolu, il ne pouvait être « l’un de ces insensés ». Le Neveu de Rameau, lui, sait bien — et c’est ce qu’il y a de plus obstiné dans ses fuyantes certitudes — qu’il est fou. « Avant que de commencer, il pousse un profond soupir, et porte ses deux mains à son front ; ensuite, il reprend un air tranquille, et me dit : vous savez que je suis un ignorant, un fou, un impertinent et un paresseux »
Cette conscience d’être fou, elle est bien fragile encore. Ce n’est pas la conscience close, secrète et souveraine, de communiquer avec les profonds pouvoirs de la déraison ; le Neveu de Rameau est une conscience serve, ouverte à tous les vents et transparente au regard des autres. Il est fou parce qu’on le lui a dit et qu’on l’a traité comme tel :
« On m’a voulu ridicule et je me le suis fait. » La déraison en lui est toute de surface, sans autre profondeur que celle de l’opinion, soumise à ce qu’il y a de moins libre, et dénoncée par ce qu’il y a de plus précaire dans la raison. La déraison est tout entière au niveau de la futile folie des hommes. Elle n’est rien d’autre peut-être que ce mirage.