27 Septembre 1936

… le journal « Les jeunes » (courrier de quinzaine du journal « Le Patronage » Fédération sportive et culturelle de France.) consacre un article à une pratique nouvelle pour l’époque : « La marche« , sous le titre « route et routiers« 

(C’est l’année des JO de Berlin, organisés par Hitler. Dans aucun des numéros on ne verra le nom de « Hitler », ni d’ailleurs celui qui devint à 12 ans le plus jeune médaillé olympique : le français Noël Vandernotte.)

(extrait de l’article)

Plus que jamais, par cette saison de vacances, même pluvieuses, toutes les routes, goudronnées ou non, de la France et du monde sont sillonnées de part en part de tous les moyens de locomotion imaginables, à double superposition pourrait-on dire; les avions de toute structure rivalisant avec les véhicules terrestres et faisant ombre aussi bien que nombre sur ceux-ci.
Il semblerait qu’il ne reste plus sur les routes de place, même étroite, de bande côtière rétrécie, pour les piétons; ceux-ci apparaissant pour le grand nombre comme des spécimens sous-développées de l’espèce, à mettre au rang des vieilles lunes, (…)
Des gens qui vont encore à pied… quels phénomènes arriérés ! Comme si, avec le progrès moderne, les jambes étaient encore faites pour appuyer sur autre chose que la pédale ou le frein? Aller à pied, quel terre-à-terre et quel prosaïsme que l’on dirait bourgeois, si les bourgeois eux-mêmes n’avaient pas abandonné la « routine » de faire la « route »
Et pourtant, voyez comme tout est paradoxe en ce bas monde, et comme il est peu philosophique de croire à un progrès stabilisé, si les deux mots ne juraient d’ailleurs d’être monstrueusement associés !
Voilà qu’après avoir chassé de la route les « rouliers » ancestraux, claquant du fouet les lourds chevaux en calèche, les recordmen de la bécane, de la moto, du tacot, de l’auto, aux chevaux invisibles, voient réapparaître d’autres chemineaux qui s’obstinent à ne prendre ni monture ni voiture, des équipes de plus en plus fréquentes et nombreuses de plus en plus, de « marcheurs » au vocable nouveau, ou tout au moins rajeuni de « Routiers ».

Petits colons, scouts de tous foulards et de tous fanions, amateurs de footing à l’anglaise, quickborns d’au-delà du Rhin, médiévaux compagnons du Poverello d’Assise, tous en colonne et d’un pas délibéré, souliers constellés de clous et bâton à la main, tous ces contempteurs des moyens de transport rapides et luxueux, tous ces fronts suants et tous ces pieds poussiéreux, ont si bien la prétention de reprendre la route qu’ils, en ont pris tout d’abord le nom et fraternisent tous, de quelque bord qu’ils viennent, en se disant plus ou moins tous, Routiers.

La route que survolait l’avion et qu’ « arrachait » le « Michelin », la route, dont certains techniciens méticuleux avaient cru pouvoir rédiger et imposer le code en multiples articles, ce n’est plus aux automobilistes, ce n’est plus au « Tour de France » qu’elle appartient; la route, c’est à eux seuls que les Routiers prétendent qu’elle appartient. C’est eux qui en ont vraiment la science et l’amour, et qui la connaissent et la possèdent. Eux seuls en ont saisi la mystique, et seuls ils la goûtent et ils en vivent. Eux seuls, ils ont l’esprit de la route et pour eux seuls la route existe, se fait sentir et apprécier; pour eux seuls, elle vit.
Il n’y a pas à y contredire, car, au fond, c’est vrai!
Pour qui donc, en effet, la route a-t-elle cette réalité, j’allais dire cette personnalité?
Pour qui le mot même de route sonne-t-il aussi cristallin et joyeux? Sinon pour tous ces pérégrinateurs, et tous ces pèlerins, des naturistes les plus osés aux ascètes les plus rigoureux? Sinon pour tous ces modernes chercheurs et amateurs désintéressés d’aventures qui s’en vont sans souci …

… au compte- goutte? Sinon pour ces réactionnaires aux modes et aux conventions et ces révolutionnaires du « ce qui se fait et de ce qui se porte ».
En voilà qui renversent avec sérénité les dictatures et pour qui vraiment, comme chante le Noël d’Adam : « La terre est libre et le ciel est ouvert !»

A d’autres, le baptême de l’air; ils ont, eux, le baptême de la route, avec l’ondée tiède qui tombe des nuages, ou l’eau transparente de la source qui chante.

Aussi bien pour le routier, la route, qui est une mystique, c’est-à-dire quelque chose qui vous prend tout entier, la route est aussi un symbole.
La route, c’est …

… réconforts. Les deux syllabes de ce mot lui-même renferment, nous dit Joseph Folliet, un routier poète et théologien tout ensemble, enferment un symbolisme: « Il n’est que de le rompre comme une coque et il s’épanouit ainsi que ce parfum des Roseraies, emprisonné par les artisans tunisiens à l’intérieur d’œufs en porcelaine. »

Après tout, nous aussi nous sommes une route, et mieux encore que les fleuves de Pascal, une route qui marche, et comme une route escarpée chacun monte à son propre sommet.

Et voici que bientôt je m’identifie avec cette route terrestre que je suis; elle m’exerce et je m’y exerce, elle constitue pour moi un entraînement de l’âme et du cœur, tout autant que des muscles et des jambes; elle raidit ma volonté tout autant que mes jarrets, et elle abaisse mon orgueil en abaissant mon front. Elle est pour moi, gymnastique idéale, « drill moral », exercice de double assouplissement. Je dois écouter ses caprices et passer moi-même par où elle passe : c’est en lui obéissant que j’en viendrai à bout.

Mais combien la route sait …

… en vitesse. Il n’y a qu’à comparer aux vacances du Routier les vacances de beaucoup d’autres, pour qui la Route n’a été qu’un moyen. C’est encore Joseph Folliet qui nous le dit avec une verve étincelante et une exactitude de psychologue : « On traîne son désœuvrement sur les pages, parmi les semi- nudités qui se négrifient savamment en face d’une mer que le spectacle fait baver de rage ; on grimpe lourdement au sommet d’une montagne parce que c’est bien porté et qu’il faut — d’un impératif catégorique — avoir accompli telle ascension et contemplé tel « panorama féérique ». On s’aventure dans un casino pour jouir de la tête qu’exhibent les joueurs malchanceux. On lit des romans insipides. On envoie des cartes postales à des gens dont on se soucie comme de son premier alpenstock. On engage un petit flirt pas méchant, bien sentimental, bien benêt. Enfin, on rentre chez soi, avec la pensée consolante ,que, pendant le reste de l’année, on saura quoi faire ! »

(…)

Mais c’est (Joseph Folliet) lui aussi, encore dans cette Spiritualité de la Route, à laquelle j’ai emprunté quelques perles qui ne sont pas fausses, qui sait décrire, ou plutôt présenter en poète, un de ces « feux de camp » qui ressuscitent, en plein xxe siècle, les antiques feux de la Saint-Jean, autour de Jumièges, au temps du Loup Vert. « C’est si beau, dans les ténèbres, un feu qui, sur la pointe d’un rocher, semble un phare; un feu qui sabre d’or et de rouge l’eau sombre et morte d’un étang: un volcan de flammes convulsives surmonté de fumerolles blanches; une petite flambée, drapeau rouge, qui se tord au milieu de la sombre profondeur nocturne. Le bois craque et pétille dans les ondulations tour à tour bleuet, mousse, marguerite et coquelicot; des arômes goudronnés s’exhalent; des escarbilles volent il la rencontre des étoiles filantes… Et les spectateurs contemplent bouche bée, yeux ronds. L’homme est un animal qui aime le feu… »

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