Le mont analogue – René Daumal (simpliste) – 06

(traduit du bulgare par le traducteur du « Coeur Cerf »)

Le Mont Analogue fut commencé par René Daumal en juillet 1939 lors de son séjour à Pelvoux dans les Alpes et à un moment particulièrement tragique de son existence. Il venait d'apprendre – à trente et un ans – qu'il était perdu : tuberculeux depuis une dizaine d'années, sa maladie ne pouvait avoir qu'une issue fatale. Trois chapitres étaient achevés en juin 1940 quand Daumal quitta Paris à cause de l'occupation allemande, sa femme, Vera Milanova, étant israélite. Après trois ans passés entre les Pyrénées (Gavarnie), les environs de Marseille (Allauch) et les Alpes (Passy, Pelvoux), dans des conditions très difficiles sur tous les plans, Daumal connut enfin, au cours de l'été 1943, un moment de répit et espéra pouvoir finir son « roman ». Il se remit au travail, mais une dramatique aggravation de sa maladie l'empêcha de terminer la relation de son voyage « symboliquement authentique ». Il mourut à Paris le 21 mai 1944. ? 
(extrait le avant-propos de l'éditeur)

06-Le mont analogue-LA VIE PLUS FACILE-IMA

Pierre Sogol raconte ses errances passées dans sa recherche où l’on pourrait trouver un écho (sous forme d’un rire gargantuesque) au récit « Rencontre avec des hommes remarquables » (immortalisé par Peter Brook ici). Sera abordé la question du réveil du dormeur.

Un curieux monastère. Quel, où, peu importe ; sachez pourtant qu’il appartenait à un ordre pour le moins hérétique.

» Il y avait, en particulier, une coutume très curieuse dans la règle de l’ordre. Chaque matin, notre Supérieur nous remettait à chacun – nous étions une trentaine – un papier plié en quatre. Un de ces papiers portait l’inscription : TU HODIE, et le Supérieur seul savait à qui il était échu. Certains jours, d’ailleurs, je crois bien que tous les papiers étaient blancs, mais, comme on n’en savait rien, le résultat – vous allez voir – était le même. « C’est toi aujourd’hui » – cela voulait dire que le frère ainsi désigné, à l’insu de tous les autres, jouerait pendant toute cette journée le rôle du « Tentateur ». J’ai assisté, parmi certaines peuplades africaines et autres, à des cultes assez horribles, des sacrifices humains, des rites anthropophagiques. Mais je n’ai jamais rencontré, dans aucune secte religieuse ou magique, de coutume aussi cruelle que cette institution du tentateur quotidien. Voyez-vous trente hommes, vivant d’une vie commune, déjà détraqués par la perpétuelle terreur du péché, se regardant les uns les autres avec la pensée obsédante que l’un d’eux, sans qu’ils sachent lequel, est spécialement chargé de mettre à l’épreuve leur foi, leur humilité, leur charité ? Il y avait là comme une caricature diabolique d’une grande idée – de cette idée qu’en mon semblable comme en moi-même il y a une personne à haïr et une personne à aimer.

» Car une chose me prouve le caractère satanique de cette coutume : c’est que personne, parmi les religieux, n’avait jamais refusé de tenir le rôle de « Tentateur ». Aucun, lorsque le « tu hodie » lui était remis, n’avait le moindre doute qu’il ne fût et capable et digne de jouer ce personnage. Le tentateur était lui-même victime d’une monstrueuse tentation. Moi-même, j’ai accepté ce rôle d’agent provocateur plusieurs fois, par obéissance à la règle, et c’est le plus honteux souvenir de ma vie*. J’ai accepté, tant que je n’eus pas compris dans quel traquenard j’étais tombé. Jusqu’alors, j’avais toujours démasqué le satan de service. Ces malheureux étaient si naïfs ! Toujours les mêmes trucs, qu’ils croyaient très subtils, les pauvres diables ! Toute leur habileté consistait à jouer sur quelques mensonges fondamentaux et communs à tous, tels que : « suivre les règles à la lettre, c’est bon pour les imbéciles qui ne peuvent pas en saisir l’esprit », ou encore : « moi, hélas, avec ma santé, je ne peux pas me permettre de telles rigueurs. »

» Une fois, pourtant, le diable du jour a réussi à m’avoir. C’était cette fois-là, un grand gaillard taillé à la hache, avec des yeux bleus d’enfant. Pendant un repos, il s’approche de moi et me dit : « Je vois que vous m’avez reconnu. Rien à faire avec vous, vous êtes vraiment trop perspicace. D’ailleurs, vous n’avez pas besoin de cet artifice pour savoir que la tentation est toujours partout autour de nous, ou plutôt en nous. Mais voyez l’insondable veulerie de l’homme : tous les moyens qui lui sont donnés pour se tenir éveillé, il finit par en orner son sommeil. On porte le cilice comme on porterait un monocle, on chante les matines comme d’autres vont jouer au golf.

Ah ! si les savants d’aujourd’hui, au lieu d’inventer sans cesse de nouveaux moyens de rendre

06-Le mont analogue-LA VIE PLUS FACILE-LET

Il y a bien les mitrailleuses, mais cela dépasse de trop le but… »

» Il parla si bien que, le soir même, le cerveau en fièvre, j’obtins du Supérieur l’autorisation d’occuper mes heures de loisir à l’invention et la fabrication d’instruments de ce genre. J’inventai aussitôt des appareils ahurissants : un stylo qui bavait ou éclaboussait toutes les cinq ou dix minutes, à l’usage des écrivains qui ont la plume trop facile ; un minuscule phonographe portatif, muni d’un écouteur semblable à ceux des appareils pour sourds, à conduction osseuse, qui, aux moments les plus imprévus, vous criait par exemple : « Pour qui te prends-tu ? » ; un coussin pneumatique, que j’appelais « le mol oreiller du doute », et qui se dégonflait à l’improviste sous la tête du dormeur ; un miroir dont la courbure était étudiée de telle façon – cela m’en avait donné, un mal ! – que tout visage humain s’y reflétait en tête de porc ; et bien d’autres. J’étais donc en plein travail – au point que je ne reconnaissais même plus les tentateurs quotidiens, qui avaient beau jeu de m’encourager – lorsqu’un matin je reçois le tu hodie. Le premier frère que je rencontrai fut le grand gaillard aux yeux bleus. Il m’accueillit avec un sourire amer qui me doucha. Je vis du même coup et l’enfantillage de mes recherches et l’ignominie du rôle qu’on me proposait de jouer. J’allai, contre toutes les règles, trouver le Supérieur, et lui dis que je ne pouvais plus accepter de « faire le diable ». Il me parla avec une douceur sévère, peut-être sincère, peut-être professionnelle. « Mon fils, conclut-il, je vois qu’il y a en vous un inguérissable besoin de comprendre qui ne vous permet pas de rester plus longtemps dans cette maison. Nous prierons Dieu qu’Il veuille vous appeler à Lui par d’autres voies… »


[Note]  Pour se réveiller, c’est facile, il suffit de mettre un réveil. … Mais comment empêcher alors le dormeur qui ne souhaite pas sortir de son rêve, de rêver qu’il s’éveille et tente sans succès d’arrêter le réveil, jusqu’au moment où la sonnerie s’éteint …
Il faut un motif impérieux pour se réveiller … vraiment
Ne t’es tu pas extrait(e) du sommeil quelques secondes avant que ton réveil ne sonne … un jour où tu avais quelque chose de vraiment important, pour toi, à faire à une heure précise ?


REVEIL DORMEUR = LUMIERE OR VERD**

___

* On pourra penser à une célèbre expérience

**Ancienne écriture de « VERT »

Le mont analogue – René Daumal (simpliste) – 05

(traduit du bulgare par le traducteur du « Coeur Cerf »)

Le Mont Analogue fut commencé par René Daumal en juillet 1939 lors de son séjour à Pelvoux dans les Alpes et à un moment particulièrement tragique de son existence. Il venait d'apprendre – à trente et un ans – qu'il était perdu : tuberculeux depuis une dizaine d'années, sa maladie ne pouvait avoir qu'une issue fatale. Trois chapitres étaient achevés en juin 1940 quand Daumal quitta Paris à cause de l'occupation allemande, sa femme, Vera Milanova, étant israélite. Après trois ans passés entre les Pyrénées (Gavarnie), les environs de Marseille (Allauch) et les Alpes (Passy, Pelvoux), dans des conditions très difficiles sur tous les plans, Daumal connut enfin, au cours de l'été 1943, un moment de répit et espéra pouvoir finir son « roman ». Il se remit au travail, mais une dramatique aggravation de sa maladie l'empêcha de terminer la relation de son voyage « symboliquement authentique ». Il mourut à Paris le 21 mai 1944. ? 
(extrait le avant-propos de l'éditeur)

05-Le mont analogue-DE VOIR-IMA

L’auteur/narrateur est étonné par la manière de penser et de parler de Pierre Sogol*
Passant sans cesse de la pensée droite à la pensée gauche, comme s’il se méfiait des excès de l’une comme de ceux de l’autre.

  • *l’exact contraire du « Langage en tant qu’instrument de la raison.« 

Il y avait dans la manière de penser de cet homme, comme dans toutes ses apparences, un singulier mélange de vigoureuse maturité et de fraîcheur enfantine. Mais surtout, de même que je sentais, à côté de moi, ses jambes nerveuses et infatigables, je ressentais sa pensée comme une force aussi sensible que la chaleur, la lumière ou le vent.

Cette force, c’était une faculté exceptionnelle

05-Le mont analogue-DE VOIR-LET

disparates.

Je l’entendais – je le voyais même, oserais-je dire, – traiter de l’histoire humaine comme d’un problème de géométrie descriptive, puis, la minute suivante, parler des propriétés des nombres comme s’il se fût agi d’espèces zoologiques ; la fusion et la scission des cellules vivantes devenait un cas particulier de raisonnement logique, et le langage prenait ses lois dans la mécanique céleste.

Je lui donnais péniblement la réplique, et bientôt j’étais pris de vertige. Il s’en apercevait et se mettait alors à me parler de sa vie passée.


[Note]  Notre main par laquelle s’exprime (le plus souvent), sous la forme codée de l’écriture, le flux qui traverse notre esprit, issu directement ou non de notre perception, est celle reliée à la pensée logique, rationnelle, notre main gauche – non-analogie ou Ā- se tait. Il est probable que Pierre SOGOL était ambidextre.
Quoi de plus réel qu’une pierre …

PIERRE SOGOL = LE SIROP ERGO = GEOLIERS PRO 

Le mont analogue – René Daumal (simpliste) – 04

(traduit du bulgare par le traducteur du « Coeur Cerf »)

Le Mont Analogue fut commencé par René Daumal en juillet 1939 lors de son séjour à Pelvoux dans les Alpes et à un moment particulièrement tragique de son existence. Il venait d'apprendre – à trente et un ans – qu'il était perdu : tuberculeux depuis une dizaine d'années, sa maladie ne pouvait avoir qu'une issue fatale. Trois chapitres étaient achevés en juin 1940 quand Daumal quitta Paris à cause de l'occupation allemande, sa femme, Vera Milanova, étant israélite. Après trois ans passés entre les Pyrénées (Gavarnie), les environs de Marseille (Allauch) et les Alpes (Passy, Pelvoux), dans des conditions très difficiles sur tous les plans, Daumal connut enfin, au cours de l'été 1943, un moment de répit et espéra pouvoir finir son « roman ». Il se remit au travail, mais une dramatique aggravation de sa maladie l'empêcha de terminer la relation de son voyage « symboliquement authentique ». Il mourut à Paris le 21 mai 1944. ? 
(extrait le avant-propos de l'éditeur)

04-Le mont analogue- À CES PETITES IMAGES-IMA

[Il est conseillé de lire la Note en bas de page]

On apprend ici, si on ne le savait déjà, qu’il faut des transitions, lors d’une immersion dans un environnement nouveau, lors une proximité nouvelle. Transitions sans lesquelles notre présence n’est plus que la collection de « bouts de carton en mouvement » (Dont on a parfois conscience, lorsque, au détour d’une conversation « dense » et « riche » avec un interlocuteur talentueux, on ressent soudain comme un grand vide en soi, et l’impression d’avoir « fonctionné » de manière mécanique(*) pendant tout le temps de l’échange.

  • *Pléonasme

– Vous comprenez, me dit Pierre Sogol, nous avons à décider de choses si graves, dont les conséquences peuvent avoir tant de répercussions dans tous les recoins de nos vies, à vous et à moi, que nous ne pouvons pas tirer comme cela de but en blanc, sans avoir un peu fait connaissance. Marcher ensemble, parler, manger, se taire ensemble, voilà ce que nous pouvons faire aujourd’hui. Plus tard, je crois que nous aurons des occasions d’agir ensemble, de souffrir ensemble – et il faut bien tout cela pour « faire connaissance », comme on dit.

Tout naturellement, nous parlâmes de la montagne. Il avait couru tous les plus hauts massifs connus de notre planète, et je sentais que, chacun à un bout d’une bonne corde, nous aurions pu, ce jour même, nous lancer dans les plus folles aventures alpines. Puis la conversation fit des sauts, des glissades, des volte-face, et je compris l’usage qu’il faisait de tous ces bouts de carton qui étalaient devant nous le savoir de notre siècle. Ces figures et inscriptions, nous en avons tous une collection plus ou moins étendue dans notre tête ; et nous avons l’illusion que nous « pensons » les plus hautes pensées scientifiques et philosophiques, quand quelques-unes de ces fiches se sont groupées d’une façon ni trop coutumière ni trop nouvelle, par hasard – c’est-à-dire par l’effet des courants d’air, ou simplement du fait du mouvement incessant qui les agite, comme le mouvement brownien agite les particules en suspension dans un liquide. Ici, tout ce matériel était visiblement hors de nous ; nous ne pouvions nous confondre avec lui. Comme une guirlande à des clous,

nous suspendions notre conversation

04-Le mont analogue- À CES PETITES IMAGES-LET


[Note]  A partir d’ici, il un petit effort est demandé au lecteur car René Daumal fait sans cesse référence, sans le dire explicitement au  « vous ne pensez pas ! Cela pense en vous ! » de ce maudit G.I.G. qui, sur ce point, n’avait pas vraiment tort.

PERDU DANS SES PENSEES = DENSES PARESSES … PENDU

Le mont analogue – René Daumal (simpliste) – 03

(traduit du bulgare par le traducteur du « Coeur Cerf »)

Le Mont Analogue fut commencé par René Daumal en juillet 1939 lors de son séjour à Pelvoux dans les Alpes et à un moment particulièrement tragique de son existence. Il venait d'apprendre – à trente et un ans – qu'il était perdu : tuberculeux depuis une dizaine d'années, sa maladie ne pouvait avoir qu'une issue fatale. Trois chapitres étaient achevés en juin 1940 quand Daumal quitta Paris à cause de l'occupation allemande, sa femme, Vera Milanova, étant israélite. Après trois ans passés entre les Pyrénées (Gavarnie), les environs de Marseille (Allauch) et les Alpes (Passy, Pelvoux), dans des conditions très difficiles sur tous les plans, Daumal connut enfin, au cours de l'été 1943, un moment de répit et espéra pouvoir finir son « roman ». Il se remit au travail, mais une dramatique aggravation de sa maladie l'empêcha de terminer la relation de son voyage « symboliquement authentique ». Il mourut à Paris le 21 mai 1944. ? 
(extrait le avant-propos de l'éditeur)

03-Le mont analogue- QUI ALLA SE-IMA

L’auteur de la lettre qui fait mention du Mont Analogue est un personnage étrange, voir même farfelu (il est de la trempe de ceux que l’on rencontre dans « La Grande Beuverie »). Notre héro (René Daumal lui-même ?) se rend au domicile de celui-ci. 

 

Ce dimanche matin, bousculant des tomates, glissant sur des peaux de bananes, frôlant des commères en sueur, je me fis un chemin jusqu’au passage des Patriarches. Je passai sous un porche, interrogeai l’âme des corridors, et me dirigeai vers une porte au fond de la cour. Avant de m’y introduire, je remarquai, le long d’une muraille décrépite et renflée à mi-hauteur, une corde double qui pendait d’une petite fenêtre du cinquième étage. Une culotte de velours – pour autant que je pouvais percevoir de tels détails à cette distance – sortit par la fenêtre ; elle plongeait dans des bas qui s’engageaient dans des chaussures souples. Le personnage qui se terminait ainsi par en bas, en se tenant d’une main à l’appui de la fenêtre, fit passer les deux brins de la corde entre ses jambes, puis autour de sa cuisse droite, puis obliquement sur sa poitrine jusqu’à l’épaule gauche, puis derrière le col relevé de sa courte veste, et enfin devant lui par-dessus l’épaule droite, tout cela en un tour de main ; il saisit les brins pendants de la main droite et les brins supérieurs de la main gauche, repoussa le mur du bout des pieds et, le torse droit, les jambes écartées, il descendit à la vitesse d’un mètre cinquante à la seconde, dans ce style qui fait si bien sur les photographies. Il avait à peine touché terre qu’une seconde silhouette s’engageait sur la même voie ; mais ce nouveau personnage, arrivé à l’endroit où le vieux mur se bombait, reçut sur la tête quelque chose comme

une vieille pomme de terre,

03-Le mont analogue- QUI ALLA SE-LET

; il arriva pourtant en bas sans être trop déconcerté, mais ne termina pas son « rappel de corde » par le geste qui justifie cette appellation, et qui consiste à tirer sur un des brins pour ramener le câble. Les deux hommes s’éloignèrent et franchirent le porche sous les yeux de la concierge qui les regarda passer d’un air dégoûté. Je poursuivis mon chemin, montai quatre étages d’un escalier de service et trouvai ces indications placardées près d’une fenêtre :

« Pierre SOGOL, professeur d’alpinisme. Leçons les jeudi et dimanche de 7 h à 11 h. Moyen d’accès : sortir par la fenêtre, prendre une vire à gauche, escalader une cheminée, se rétablir sur une corniche, monter une pente de schistes désagrégés, suivre l’arête du nord au sud en contournant plusieurs gendarmes et entrer par la lucarne du versant est. »

Je me pliai volontiers à ces fantaisies, bien que l’escalier continuât jusqu’au cinquième. La « vire » était un étroit rebord de la muraille, la « cheminée » un obscur enfoncement qui n’attendait que d’être fermé par la construction d’un immeuble contigu pour prendre le nom de « cour », la « pente de schiste » un vieux toit d’ardoise et les « gendarmes » des cheminées mitrées et casquées. Je m’introduisis par la lucarne et me trouvai devant l’homme. Plutôt grand, maigre et vigoureux, une forte moustache noire, des cheveux un peu crépus, il avait la tranquillité de la panthère en cage qui attend son heure ; il me regardait par de calmes yeux sombres et me tendait la main.

– Vous voyez ce que je dois faire pour gagner ma croûte, me dit-il. J’aurais voulu vous recevoir mieux…

– Je croyais que vous travailliez dans la parfumerie, interrompis-je.

– Pas seulement. J’ai aussi à faire dans une fabrique d’appareils ménagers, une maison d’articles de camping, un laboratoire de produits insecticides et une entreprise de photogravure. Je m’engage partout à réaliser les inventions jugées impossibles. Jusqu’ici, cela a réussi, mais comme on sait que je ne puis rien faire d’autre, dans la vie, que d’inventer des absurdités, on ne me paie pas gros. Alors, je donne des leçons d’escalade à des fils de famille fatigués du bridge et des croisières. Mettez-vous donc à votre aise et faites connaissance avec ma mansarde.


[Note] La métaphore de l’alpinisme filera tout le long du roman. Parfois il sera difficile de trouver la juste correspondance… comme ici pour la pomme de terre.

ALPINISME ALPINISTE = SIMPLE PAIN ENLISAIT

Le mont analogue – René Daumal (simpliste) – 02

(traduit du bulgare par le traducteur du « Coeur Cerf »)

Le Mont Analogue fut commencé par René Daumal en juillet 1939 lors de son séjour à Pelvoux dans les Alpes et à un moment particulièrement tragique de son existence. Il venait d'apprendre – à trente et un ans – qu'il était perdu : tuberculeux depuis une dizaine d'années, sa maladie ne pouvait avoir qu'une issue fatale. Trois chapitres étaient achevés en juin 1940 quand Daumal quitta Paris à cause de l'occupation allemande, sa femme, Vera Milanova, étant israélite. Après trois ans passés entre les Pyrénées (Gavarnie), les environs de Marseille (Allauch) et les Alpes (Passy, Pelvoux), dans des conditions très difficiles sur tous les plans, Daumal connut enfin, au cours de l'été 1943, un moment de répit et espéra pouvoir finir son « roman ». Il se remit au travail, mais une dramatique aggravation de sa maladie l'empêcha de terminer la relation de son voyage « symboliquement authentique ». Il mourut à Paris le 21 mai 1944. ? 
(extrait le avant-propos de l'éditeur)

02-Le mont analogue- À TITRE DE-IMA2

Cette lettre dépasse, de loin ses espérances (dont on peut même douter), l’auteur en vient alors à relire l’article dans lequel il avait émis l’existence (presque en forme de jeu de l’esprit) de cette montagne …

 

J’avais déjà presque oublié l’article auquel mon correspondant faisait allusion, et qui avait paru, près de trois mois auparavant, dans le numéro de mai de la Revue des Fossiles.

Flatté par cette marque d’intérêt d’un lecteur inconnu, j’éprouvais en même temps un certain malaise à voir prendre tellement au sérieux, presque au tragique, une fantaisie littéraire qui, sur le moment, m’avait assez exalté, mais qui, maintenant, était un souvenir déjà lointain et refroidi.

Je relus cet article. C’était une étude assez rapide sur la signification symbolique de la montagne dans les anciennes mythologies. Les différentes branches de la symbolique formaient depuis longtemps mon étude favorite – je croyais naïvement y comprendre quelque chose – et, par ailleurs, j’aimais la montagne en alpiniste, passionnément. La rencontre de ces deux sortes d’intérêt, si différentes, sur le même objet, la montagne, avait coloré de lyrisme certains passages de mon article.

(De telles conjonctions, si incongrues qu’elles puissent paraître,

sont pour beaucoup dans la genèse de ce que l’on appelle vulgairement poésie ;

je livre cette remarque,

02-Le mont analogue- À TITRE DE-LET

sorte de langage.)

Dans la tradition fabuleuse, avais-je écrit en substance, la Montagne est le lien entre la Terre et le Ciel. Son sommet unique touche au monde de l’éternité, et sa base se ramifie en contreforts multiples dans le monde des mortels. Elle est la voie par laquelle l’homme peut s’élever à la divinité, et la divinité se révéler à l’homme. Les patriarches et prophètes de l’Ancien Testament voient le Seigneur face à face sur des lieux élevés. C’est le Sinaï et c’est le Nebo de Moïse, et ce sont, dans le Nouveau Testament, le Mont des Oliviers et le Golgotha. J’allais jusqu’à retrouver ce vieux symbole de la montagne dans les savantes constructions pyramidales d’Egypte et de Chaldée. Passant chez les Aryens, je rappelais ces obscures légendes des Védas, où le soma, la « liqueur » qui est la « semence d’immortalité », est dit résider, sous sa forme lumineuse et subtile, « dans la montagne ». Dans l’Inde, Himalaya est le séjour de Çiva, de son épouse « la Fille de la Montagne », et des « Mères » des mondes – de même qu’en Grèce le roi des dieux tenait sa cour sur l’Olympe. Dans la mythologie grecque, justement, je trouvais le symbole complété par l’histoire de la révolte des enfants de la Terre qui, avec leurs natures terrestres et des moyens terrestres, essayèrent d’escalader l’Olympe et de pénétrer dans le Ciel avec leurs pieds glaiseux ; n’était-ce pas d’ailleurs la même entreprise que poursuivaient les constructeurs de la tour de Babel, qui, sans renoncer à leurs ambitions multiples et personnelles, prétendaient atteindre au royaume de l’Unique impersonnel ? En Chine, il était question des « Montagnes des Bienheureux », et les anciens sages instruisaient leurs disciples sur le bord des précipices…


[Note] DES PRECIPICES DELICIEUX = PIEUX DISCIPLES DE CIRCEE

Le mont analogue – René Daumal (simpliste) – 01

(traduit du bulgare par le traducteur du « Coeur Cerf »)

Le Mont Analogue fut commencé par René Daumal en juillet 1939 lors de son séjour à Pelvoux dans les Alpes et à un moment particulièrement tragique de son existence. Il venait d'apprendre – à trente et un ans – qu'il était perdu : tuberculeux depuis une dizaine d'années, sa maladie ne pouvait avoir qu'une issue fatale. Trois chapitres étaient achevés en juin 1940 quand Daumal quitta Paris à cause de l'occupation allemande, sa femme, Vera Milanova, étant israélite. Après trois ans passés entre les Pyrénées (Gavarnie), les environs de Marseille (Allauch) et les Alpes (Passy, Pelvoux), dans des conditions très difficiles sur tous les plans, Daumal connut enfin, au cours de l'été 1943, un moment de répit et espéra pouvoir finir son « roman ». Il se remit au travail, mais une dramatique aggravation de sa maladie l'empêcha de terminer la relation de son voyage « symboliquement authentique ». Il mourut à Paris le 21 mai 1944. ? 
(extrait le avant-propos de l'éditeur)

01-Le mont analogue- QUAND J’ OUVRIS-IMA

L’auteur reçois une lettre qui brise son isolement

 

Le commencement de tout ce que je vais raconter, ce fut une écriture inconnue sur une enveloppe. Il y avait dans ces traits de plume qui traçaient mon nom et l’adresse de la Revue des Fossiles, à laquelle je collaborais et d’où l’on m’avait fait suivre la lettre, un mélange tournant de violence et de douceur. Derrière les questions que je me formulais sur l’expéditeur et le contenu possibles du message, un vague mais puissant pressentiment m’évoquait l’image du « pavé dans la mare aux grenouilles ». Et du fond l’aveu montait comme une bulle que ma vie était devenue bien stagnante, ces derniers temps.

Aussi, 01-Le mont analogue- QUAND J’ OUVRIS-LETou d’un désagréable courant d’air. La même écriture, rapide et bien liée, disait tout d’un trait :

« Monsieur, j’ai lu votre article sur le Mont Analogue. Je m’étais cru le seul, jusqu’ici, à être convaincu de son existence. Aujourd’hui, nous sommes deux, demain nous serons dix, plus peut-être, et on pourra tenter l’expédition. Il faut que nous prenions contact le plus vite possible. Téléphonez-moi dès que vous pourrez à un des numéros ci-dessous. Je vous attends.

Pierre SOGOL, 37, passage des

Patriarches, Paris. »

(Suivaient cinq ou six numéros de téléphone auxquels je pouvais l’appeler à différentes heures de la journée.)


[Note] Le nom de l’auteur de cette lettre est renversant !