(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)
Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose. Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?
[Retour en arrière.]
Shevek est pré-adolescent. Il se sent seul. Il est seul. Le monde réel semble le rejeter. Il se réfugie dans un monde où il excelle.
Il sortit dans le couloir et resta là. Le groupe qu’il avait laissé commença, sous la conduite du directeur, un récit commun, chacun parlant à son tour. Shevek écouta à la fois leurs voix basses et son cœur qui battait encore très fort. Ses oreilles bourdonnaient, et ce n’était pas à cause de l’orchestre, c’était le bruit qui se produit quand on se retient de pleurer ; il avait déjà remarqué ce bourdonnement plusieurs fois auparavant. Il n’aimait pas l’entendre, et il ne voulait pas penser à la pierre et à l’arbre, aussi détourna-t-il son esprit vers le Carré. Il était fait de nombres, et les nombres étaient toujours tranquilles et solides ; quand il était en faute, il pouvait se tourner vers eux, car eux n’étaient jamais fautifs. Il avait récemment trouvé le Carré dans son esprit ; dessin dans l’espace, comme ceux que la musique faisait dans le temps : un carré des neuf premiers nombres entiers, avec le cinq en son centre.
Et …
…c’était agréable à regarder.
Si seulement il pouvait trouver un groupe qui aimait parler de choses comme celles-là ; mais cela n’intéressait que quelques-uns des garçons et des filles les plus âgés, et ils étaient occupés. Et le livre dont le directeur avait parlé ? Était-ce un livre de nombres ? Montrait-il comment la pierre arrivait à toucher l’arbre ? Il avait été stupide de raconter cette plaisanterie au sujet de la pierre et de l’arbre, personne d’autre n’avait compris que ce n’était qu’une plaisanterie, le directeur avait raison. Il avait mal à la tête. Il regarda, en lui-même, les structures tranquilles.
Si un livre n’était écrit qu’avec des nombres, il serait vrai. Il serait juste. Rien qui soit expliqué avec des mots ne pourrait être aussi exact. Les choses étaient déformées, bousculées par les mots, au lieu de rester claires et de s’ajuster. Mais sous les mots, au centre, comme au centre du Carré, tout était exact. Tout pouvait changer, et pourtant rien ne se perdait. Si vous pouviez voir les nombres, vous pouviez voir cela, l’équilibre, les structures. Vous pouviez voir les fondations du monde. Et elles étaient solides.
[Note] Shevek s’engage sur une voie qui risque de l’enfermer. Il croit – d’autres en font actuellement de même sur notre Terre – que le nombre est un refuge fiable. Il ne sait pas encore que ses qualités sont à l’origines de son inadaptation définitive, à ce qui est par essence imparfait et imprévisible, à savoir le monde du vivant … (lorsqu’on ne supprime pas cette imprévisibilité et cette imperfection par la contrainte. Dans un monde où tout est conçu pour que chaque pièce s’adapte parfaitement dans l’ensemble d’un grand puzzle, les chiffres sont des dieux.
(Usurla a choisi ici le carré magique d'ordre 5, dédié à Mars, dieu de la guerre. Peut-être en écho à la colère qui pousse Shevek à s'y réfugier. ?)