Le 13 Décembre 1984 …

… est le jour de la mort d’un poète espagnol, prix Nobel de littérature

Vicente Aleixandre a, très jeune, dès ses premiers essais en poésie, été remarqué par la critique.
On en jugera par la réception qu’en a fait un poète français et critique littéraire, Jean Cassou, proche de l’Espagne, étant né à Bilbao d’une mère andalouse.

(Extrait de son article publiée dans le Mercure de France du premier février 1929)

Le jeune poète Vicente Aleixandre, avec son recueil Ambito (Litoral, Malaga), vient d’atteindre du premier coup la maîtrise et la perfection. L’art qu’il a choisi ne souffre point, d’ailleurs, la moindre incertitude. Car il aspire à produire des objets denses, fermés sur eux-mêmes, et tels que ceux dont les peintures sévères de Juan Gris ou de Salvador Dali-nous donnent l’idée. C’est une poésie métallique et dont l’ambiance même est concrète, pesante, d’une évidence accablante et dure.
L’heure favorite des poèmes d’Aleixandre est la nuit, une nuit plombée et en même temps vivante, sensuelle, toute pleine d’une monstrueuse existence. Par une singulière et habile contradiction, les vers d’Aleixandre ne se brisent que pour représenter une plus étroite continuité. Ces ruptures brusques et fréquentes ne sont pas des respirations ; elles n’introduisent dans le poème aucune musique, ni aucun mouvement. Au contraire, le poème demeure statique, et tous les éléments qu’il évoque et signifie demeurent étroitement adhérents les uns sur les autres et comme moulés les uns sur les autres.

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Ainsi ce petit recueil de poèmes est-il d’une impressionnante unité et révèle t-il, dans ses profondeurs intimes, une doctrine sévère. Il est rare de voir un poète trouver ainsi du premier coup une formule où l’inspiration lyrique et une doctrine originale se fondent aussi harmonieusement.

De ce recueil, le poème Malaga dans deux traductions différentes.

MALAGA

(Traduit de l’espagnol par Claude Couffon. – Revue des deux Mondes

Tu es toujours présente à mes yeux, ville de mes jours marins.
Suspendue à ce mont grandiose, à peine maintenue
en ta verticale plongée dans l’onde bleue,
tu semblés régner sous le ciel et sur les eaux,
immobile parmi l’espace, comme si une main heureuse
t’avait retenue, un instant de gloire, avant que tu ne t’engloutisses
parmi les vagues amoureuses.
Mais tu dures et jamais ne roules, et la mer après toi
soupire ou brame, ô ville de mes jours joyeux,
métropole très blanche où j’ai vécu et que j’évoque,
angélique cité qui, surplombant la mer, présides son écume.
Des rues, des rues à peine, légères, musicales. Des jardins
avec des fleurs tropicales qui dressent leurs grosses palmes
juvéniles.
Des palmes ailées de lumière, qui bercent sur les têtes
le scintillement de la brise, et qui suspendent
pour un instant des lèvres célestes appareillant
vers les îles magiques et lointaines
qui voguent, libérées, sur le ciel indigo.
Là-bas, là-bas aussi j’ai vécu, ô ville gracieuse, ville profonde.
Là-bas, où les jeunes gens glissent sur la pierre aimable,
et où les murs rutilants baisent toujours ceux qui toujours
passent et repassent, murs bouillonnants, étincelants.
Par une main maternelle là-bas je fus conduit.
D’une grille fleurie, une guitare triste .
chantait peut-être la chanson soudaine en suspens dans le
temps ;
la nuit était tranquille, plus tranquille l’amant,
sous la lune éternelle qui passe en chaque instant.
Un souffle d’éternité aura pu te détruire,
Ô ville prodigieuse, moment qui émergea dans le cerveau d’un
Dieu.
Les hommes ont vécu dans un rêve, ils n’ont pas vécu,
miroitements sans fin comme un souffle divin.
Des jardins, des fleurs. Et la mer qui palpite pareille à un bras
convoitant
la ville qui s’envole entre mont et abîme,
ville blanche dans l’air, chaude comme l’oiseau qui plane
et n’arrive jamais Ô ville hors de la terre !
Par cette main maternelle je fus porté et j’avançais,
léger, dans tes rues irréelles. Les pieds nus dans le jour.
Les pieds nus dans la nuit. Grande lune. Soleil pur.
Le ciel, là-bas, c’était toi, ville qu’il abritait,
Ô ville qui volais, les ailes grandes ouvertes !

MALAGA

(Traduit de l’espagnol par  Roger-Noël Mayer. – Poésie totale. Gallimard, 1977)

Mes yeux toujours te revoient, ville de mes jours marins.
Au mont imposant accrochée, ta chute verticale
dans les yeux bleues de justesse arrêtée,
tu sembles régner sous le ciel, sur les eaux,
suspendue dans les airs, comme si une main heureuse
t’avait retenue un instant de gloire, avant que tu ne t’enfonces
à jamais dans les vagues aimantes.

Mais tu dures et jamais ne descends, la mer soupire
ou rugit après toi, cité de mes jours joyeux,
cité mère et si blanche où j’ai vécu et que j’évoque,
angélique cité qui, dominant la mer, présides ses écumes.

Rues à peine, légères, musicales. Jardins
où les fleurs tropicales dressent leurs jeunes, fortes palmes.
Palmes de lumière, ailées, qui, sur les têtes
bercent l’éclat de la brise et retiennent
un instant les célestes lèvres appareillant
vers les très lointaines et magiques îles,
qui là-bas dans le ciel indigo, naviguent, libérées.

Là aussi j’ai vécu, cité gracieuse, cité profonde.
Là où les jeunes gens glissent sur la pierre aimable,
où les murs rutilants toujours baisent
ceux qui sans cesse passent, murs bouillonnants qui étincellent.

Là me conduisait une main maternelle.
D’une grille fleurie une guitare triste
peut-être chantait la soudaine chanson suspendue dans le temps ;
tranquille était la nuit, et plus encore l’amant
sous la lune éternelle qui passe en un instant.

Un souffle d’éternité aura pu te détruire,
cité prodigieuse, moment où dans l’esprit d’un Dieu tu émergeas.
Les hommes dans le rêve vécurent, ils n’ont pas vécu,
éternellement brillants comme un souffle divin.

Jardins, fleurs. Mer respirant comme un …

ne se pose. Ô cité qui n’es pas de ce monde !

Par cette main maternelle, je fus conduit léger
au long de tes rues irréelles. Pieds nus dans le jour.
Pieds nus dans la nuit. Lune immense. Soleil pur.
Là-bas le ciel c’était toi, ville qu’il abritait.
Ô ville qui volais les ailes déployées !

(Pour lire la grille… plus rapidement, cliquer ici)

Le texte original de Vicente Aleixandre, en espagnol :

Siempre te ven mis ojos, ciudad de mis días marinos.
Colgada del imponente monte, apenas detenida
en tu vertical caída a las ondas azules,
pareces reinar bajo el cielo, sobre las aguas,
intermedia en los aires, como si una mano dichosa
te hubiera retenido, un momento de gloria, antes de hundirte
para siempre en las olas amantes.

Pero tú duras, nunca desciendes, y el mar suspira
o brama, por ti, ciudad de mis días alegres,
ciudad madre y blanquísma donde viví, y recuerdo,
angélica ciudad que, más alta que el mar, presides sus espumas.

Calles apenas, leves, musicales. Jardines
donde flores tropicales elevan sus juveniles palmas gruesas.
Palmas de luz que sobre las cabezas aladas,
mecen el brillo de la brisa y suspenden
por un instante labios celestiales que cruzan
con destino a las islas remotísimas, mágicas,
que allá en el azul índigo, libertadas, navegan.

Allí también viví, allí, ciudad graciosa, ciudad honda.
Allí, donde los jóvenes resbalan sobre la piedra amable,
y donde las rutilantes paredes besan siempre
a quienes siempre cruzan, hervidores, en brillos.

Allí fui conducido por una mano materna.
Acaso de una reja florida una guitarra triste
cantaba la súbita canción suspendida en el tiempo;
quieta la noche, más quieto el amante,
bajo la luna eterna que instantánea transcurre.

Un soplo de eternidad pudo destruirte,
ciudad prodigiosa, momento que en la mente de un Dios emergiste.
Los hombres por un sueño vivieron, no vivieron,
eternamente fúlgidos como un soplo divino.

Jardines, flores. Mar alentado como un brazo que anhela
a la ciudad voladora entre monte y abismo,
blanca en los aires, con calidad de pájaro suspenso
que nunca arriba ¡Oh ciudad no en la tierra!

Por aquella mano materna fui llevado ligero
por tus calles ingrávidas. Pie desnudo en el día.
Pie desnudo en la noche. Luna grande. Sol puro.
Allí el cielo eras tú, ciudad que en él morabas.
Ciudad que en él volabas con tus alas abiertas.