… la revue Europe consacre un article, (centenaire ce mois-ci) , à la poétesse de langue anglaise Frédégonde Shove
« un poète* encore peu connu dans son propre pays« __
* Le texte original de Francis Birrel est en anglais, dans sa traduction Betty Collin choisit ce mot. (à l’écoute par anticipation d’Emmanuel Macron … « en français, le masculin c’est le neutre« )
Ce qu’apprécie particulièrement Francis Birrel, sont des qualités qu’il considère comme parfaitement adaptées au genre féminin.
Son œuvre, jusqu’à présent, est rare et délicate. Elle possède, à un degré infini, ces deux qualités féminines qui ont favorisé la civilisation : la bonne éducation et la modestie. Sa voix est toujours douce, lente, chose excellente pour une femme.
Au-delà de cette condescendance, l’auteur de l’article évoque les raisons du manque de notoriété de la poétesse (un monde d’homme) ainsi que les qualités de ses vers.
Sa tendre voix a été couverte par les hennissements de tous les étalons de la poésie ; son œuvre, jusqu’à présent, est rare et délicate. … Comment, dans ces conditions, eût-elle gagné-une notoriété à notre époque de journalisme ? Elle est romantique, parce que son art est très subjectif :
A la plainte du mélèze et du sapin et du lierre, au printemps, ai-je ajouté quelque chose de la révolte instinctive de ma vie ?
Francis Birrel a beaucoup de sympathie pour la poétesse, il le dit dans la fin de l’article, mais c’est une affection paternelle qui le lit à Frédégonde Shove, il n’utiliserait pas ces expressions (en gras ci-dessous) pour un homme, à moins qu’il s’agisse d’un tout jeune adolescent, s’essayant à l’écriture, non sans talent, mais celui, naïf et ayant l’expression de premier degré, des débutants.
C’est sa spontanéité qui fait sa valeur, comme ce fut le cas, avant elle, pour Wordsworth et Christina Rossetti.**
La sensibilité de Mrs Shove est si grande que son sommeil est troublé par bien des choses. On se la représente facilement éveillée pendant la nuit, et se lamentant, dans son innocence, sur les misères du monde et sur ses propres péchés.
Chétive Misère est une petite enfant avec des engelures aux mains et aux pieds. Assez curieux, je trouve, qu’elle m’ait souri quand je passais près d’elle dans la rue ! Oh ! quel démon je dois être pour que Misère puisse me sourire !
Elle même un peu crédule, à la manière d’un enfant (ici elle ne « pense pas que », elle « croit ») et sa tristesse est sans réserve, sans ce voile qui chez le poète produit le vers sublime.
Mais elle est profondément chrétienne. Elle croit que son âme, comme celle de chacun, contient une force orientée vers la vertu et que le monde, malgré sa méchanceté et sa terrible puissance, ne peut arriver à corrompre. Dans un de ses poèmes les plus parfaits et que je voudrais citer en entier, elle décrit avec une claire tristesse, – qui nous ramène à Vaughan ou à Crashaw, – la lutte mystique de l’âme humaine :
LE ROYAUME DES CIEUX Tu es en moi comme un coquillage au fond d’un étang ; ou comme une herbe-au-lait au sein de l’enfer, si fraîche, si douce ; ou comme un glaçon tout transparent et tout poli à l’intérieur miroir de piété; et pur mépris du péché -. Et autour de toi j’ai construit une forteresse, un château dont les murs épais sont cachés, ‘ si fier, si fort ; et maintes chambres, où je marche, si forte, si fière, et maints salons, où je parle tant, et si haut. Mais quand tout s’écroulera dans la flamme de l’enfer, si prompte, si ardente, mon cœur restera là, le même, mon cœur, un chant. Je ne serai plus, ni tous mes actes,.
mes haines, mes colères, et leur semence, disparaîtront. Tu es au cœur de la tempête, et tu es si bien gardée, et si calme l O Jésus du cœur humain, que nul ne peut tuer !
Dans les derniers mots de l’article on retrouve ces deux expressions du jugement de l’auteur !
Je suis peut-être tenté de surestimer son talent, parce que je le trouve fort sympathique.
…
Son œuvre se réduit jusqu’ici à deux petits volumes : Dreams and Journeys Daybreak si bien que l’effort de la lire …
** Frédégonde Shove publiera en 1931 une étude sur Christina Rosseti qui sera évoquée dans la « Revue de l’enseignement des langues vivantes ». F.C. Danchin (traducteur) fait preuve lui aussi dans son article, à travers ses propos, d’une attitude (a minima paternaliste) qui ne serait pas apprécié de nos jours.
— si Miss Shove ne présente pas la poétesse sous un jour nouveau, ce qui serait assez difficile vu la limpidité un peu grêle de ses vers, elle sait définir le charme aimant et délicat et chrétien de cette poésie, elle sait aussi y découvrir* un filet d’humour que les critiques n’ont point toujours aperçu et que M. Cazamian lui-même, dans deux pages très nuancées de la Littérature Anglaise, ne parait pas avoir remarqué. Miss Shove s’attaque ensuite au sujet moins connu de la prose de Christina Rossetti, moins riche en aperçus de nature, moins spontanée, guindée même et qui justifie M. Cazamian d’avoir employé les mots « austérité religieuse » en parlant de l’œuvre entière. Enfin un dernier chapitre replace l’auteur dans le cadre de son temps. Il y a dans tout l’ouvrage une sympathie pour le sujet traité, une affinité de pensée, une ressemblance dans la facilité féminine du style qui en feront une très bonne introduction à la lecture de Goblin Market et de The Prince’s Progress.
* L’auteur reconnait à Miss Shove une finesse toute féminine ? (sourire)²
La peinture vieillissant moins vite que la littérature, de William Blake on retient surtout l’expression de ses pinceaux, …
(Il y a quelques années, Blake au petit palais)
… quant à sa poésie, à la fois trop classique pour notre époque dédiée au progrès sous toutes ses formes et à la modernité, seuls quelques touristes des voyages dans le passé en ont parcourus les vers.
En faire partie momentanément est la proposition que je te fais. (Et tant qu’à le faire, lisons aussi la présentation qu’en a fait André Gide (qui ici prend le rôle de traducteur) dans « La Nouvelle Revue Française ».
Le Mariage du Ciel et de l’Enfer dont nous donnons ici la traduction complète, parut en 1790. C’est le plus significatif et le moins touffu des « livres prophétiques » du grand mystique anglais, à la fois peintre et poète (1757 à 1828).
J’ai conscience que cette œuvre étrange rebutera bien des lecteurs. En Angleterre elle demeura longtemps presque complètement ignorée ; bien rares sont, encore aujourd’hui, ceux qui la connaissent et l’admirent. Swinburne fut un des premiers à en signaler l’importance. Rien n’était plus aisé que d’y cueillir les quelques phrases pour l’amour desquelles je décidai de le traduire. Quelques attentifs sauront peut-être les découvrir sous l’abondante frondaison qui les protège. — Mais pourquoi donner le livre en entier ? — Parce que je n’aime pas les fleurs sans tige.
André Gide.
Rintrah rugit et secoue ses feux dans l’air épais ; D’affamés nuages hésitent sur l’abîme. Jadis débonnaire et par un périlleux sentier, L’homme juste s’acheminait Le long du vallon de la mort. Où la ronce croissait on a planté des roses Et sur la lande aride Chante la mouche à miel.
Alors, le périlleux sentier fut bordé d’arbres, Et une rivière, et une source Coula sur chaque roche et tombeau ; Et sur les os blanchis Le limon rouge enfanta.
Jusqu’à ce que le méchant eût quitté les sentiers faciles Pour cheminer dans les sentiers périlleux, et chasser L’homme juste dans des régions arides.
À présent le serpent rusé chemine En douce humilité, Et l’homme juste s’impatiente dans les déserts Où les lions rôdent.
Rintrah rugit et secoue ses feux dans l’air épais ; D’affamés nuages hésitent sur l’abîme.
Puisqu’un nouveau ciel est commencé et qu’il y a maintenant trente-trois ans d’écoulés depuis son avènement : l’Éternel Enfer se ranime.
Et voici ! Swedenborg est cet ange qui se tient assis sur la tombe : ses écrits sont ces linges pliés. C’est à présent la domination d’Édom et la rentrée d’Adam dans le Paradis — Voir Isaïe XXXIV et XXXV. Sans contraires il n’est pas de progrès. Attraction et Répulsion, Raison et Énergie, Amour et Haine, sont nécessaires à l’existence de l’homme.
De ces contraires découlent ce que les religions appellent le Bien et le Mal. Le Bien (disent-elles) est le passif qui se soumet à la Raison. Le Mal est l’actif qui prend source dans l’Énergie. Bien est Ciel, Mal est Enfer.
La poésie de Blake est d’un accès difficile, non pas tant du fait du style du poète mais des références qu’il suppose connues chez le lecteur, les écrits de la bible et des évangiles (à son époque ils étaient davantage pratiqués qu’à la notre) mais aussi des auteurs mystiques comme ici Swedenborg, notamment lorsqu’il est question du ciel et des enfers, ainsi que des « anges »
Pourtant, Blake est terriblement moderne quant au-delà de ces références dont il combat certaines affirmation, il donne par exemple ici sa conception de la relation entre matière et esprit.
LA VOIX DU DIABLE
Toutes les Bibles, ou codes sacrés, ont été cause des erreurs suivantes : 1° Que l’homme a deux réels principes existants, à savoir : un corps et une âme. 2° Que l’Énergie, appelée le Mal, ne procède que du corps, et que la Raison appelée Bien ne procède que de l’âme. 3° Que Dieu torturera l’homme durant l’Éternité pour avoir suivi ses énergies.
Mais contraires à celles-ci, les choses suivantes sont vraies : 1° L’homme n’a pas un corps …
… l’âme dans cette période de vie. 2° L’énergie est la seule vie ; elle procède du corps, et la Raison est la borne de l’encerclement de l’Énergie. 3° L’énergie est l’éternel délice.
Proposé à l’Agrégation d’Anglais en 1933 : (à traduire … )
Vie de William Blake Ce fut une existence étrange que celle de William Blake. Non point, certes, sa vie matérielle qui, sans incidents, sans aventures, fut consacrée tout entière au travail modeste, parmi des gens simples, dans la condition la plus humble. Mais, en même temps qu’il exerçait avec application l’art du graveur dans une chambre triste, cet homme vivait, sur un second plan où les êtres les plus extraordinaires le rencontraient et s’entretenaient avec lui.
William Blake est né à Londres le 28 novembre 1757. Il y est mort le 12 août 1827. Le même homme a contemplé les visages de Moïse, de Dante et. d’Isaïe. Il a causé familièrement avec Milton. Et c’est là le caractère le plus surprenant de cette existence double qui arrachait souvent l’artiste à sa vie grise et monotone pour lui montrer les visions grandioses dont il essaya d’exprimer dans ses poèmes, ses livres prophétiques, Ses gravures et ses tableaux, la troublante et énigmatique beauté.
Il vint au monde dans une famille extrêmement simple. Son père tenait boutique de bonneterie pauvrement achalandée dans Broad Street, Carnaby Market, près de Golden Square. C’était un homme, assez effacé, peu instruit. Il ne s’occupait guère de ses enfants. Le premier fils, John, fut soldat. Après lui vint au monde notre poète qui reçut le nom de William. Deux autres fils le suivirent dont l’un, James, visionnaire aussi, mais qu’il aima peu et l’autre Robert qui parait avoir eu avec William le plus d affinités spirituelles ; enfin, une sœur qui passe inaperçue.
C’est entre sa douzième et sa vingtième année qu’il composa les poèmes réunis et édités par lui en 1783 sous le titre de « Poetical Sketches ». Ce recueil contient plusieurs chansons, légères, musicales, ensoleillées., bondissantes de jeunesse. Elles enchantent par l’élégance alerte et spontanée du rythme, la fraîcheur des images et des sentiments. La poésie fut le premier mode d’expression que Blake trouva pour traduire le besoin de création artistique qui s’imposait à lui. Chanson d’Ariel sans apprêts, mais d’une ingéniosité toujours renouvelée.
… est le jour de naissance (à Madrid) du grand poète et professeur de nationalité Espagnole, Pedro Salinas.
Pour l’évoquer, en ses qualités, convoquons l’hommage que lui fit soixante ans plus tard Jean-Louis Flecniakoska dans les Cahiers du Sud
Le poète espagnol Pedro Salinas est mort dans le courant du mois de décembre 1951 ; il avait cinquante neuf ans. L’événement est resté à peu près inaperçu en France ; un télégramme annonça la nouvelle à la grande presse qui se borna à la répéter laconiquement, tandis que des hebdomadaires, peu nombreux, ne renvoyaient que des échos légèrement amplifiés.
Pedro Salinas a disparu de notre univers avec cette même discrétion qui a marqué sa vie tout entière et qui demeure l’un des aspects les plus significatifs de son œuvre. (…) Pedro Salinas alliait à une culture étendue et solide les dons d’artiste les plus remarquables et les qualités de cœur que se sont plu à souligner tous ceux qui ont eu la borne fortune de l’approcher. Ce n’est pas sans émotion que nous nous rappelons la haute silhouette du poète dont les yeux clairs exprimaient à la fois tant de sérénité, de bonté, lorsque nous allions lui demander renseignements et conseils, en 1935-36, alors qu’il présidait, avec une délicate, mais effective autorité, aux destinées du Centro de Estudios Historiens de Madrid où s’élaborait, dans l’enthousiasme, la formation d’une fervente jeunesse qui aurait pu être l’élite de la nouvelle République si celle-ci n’avait été torpillée avant d’avoir atteint sa maturité. (Note : Allusion à la guerre d’Espagne, qui contraignit Pedro Salinas à l’exil en Amérique du Nord, lieu de son décès (Boston)) (…) Pedro Salinas aimait la France, — sans redondance et sans trémolo dans la voix — avec une sincérité qui touchait parce que tout éclat en était banni et peut-être aussi parce qu’il n’hésitait pas à en jauger les grandeurs et les petitesses. (Note :Les Espagnols étudient davantage la littérature française qu’en France … toute autre littérature) Exquis connaisseur des arcanes de notre langue et de notre pensée, c’est lui qui fit apprécier, en Espagne, la prose de Marcel Proust, grâce à d’excellentes traductions de « l’Ombre des jeunes filles en fleurs » et de « Du côté de chez Swann » dans lesquelles il a su sauvegarder l’esprit de fine analyse, la richesse le l’expression et la subtilité verbale, malgré toute la difficulté que peut présenter la psychologie proustienne en langage castillan. (…) Pedro Salinas restera avant tout l’un des plus grands poètes de l’Espagne contemporaine au côté d’Antonio Machado, Juan Ramôn Jimenez, Federico Garda Lorca, Jorge Guillén, José Bergamin et Rafael Albert!. (…) …A travers ces diverses œuvres poétiques nous pouvons découvrir la courbe de l’évolution salinienne qui va de la quiétude d’une analyse subtile et sereine des moindres détails de la vie du cœur et des sens à l’angoisse qui s’empare du poète au lendemain des guerres sanglantes qui ont frappé l’Espagne d’abord et le monde ensuite. L’auteur s’attache à chanter, comme son aîné Antonio Machado (…) les démarches intimes du cœur humain. Il abandonne les grands thèmes de la génération de « 98 », laquelle s’acharnait à tout rattacher au problème de l’Espagne « essentielle» (…) en même temps qu’il s’éloigne du faux cosmopolitisme, du «Modernisme » aux fanfares éclatantes, aux pavois chatoyants, aux amours à la fois faunesses et versaillesques. (…) Pedro Salinas demeure le chantre des mille petits détails qui sont le lot d’une intimité dénuée de toute prétention démesurée à la connaissance du monde et des hommes. (…) Tout en restant la poésie du détail, et même du détail apparemment insignifiant, l’œuvre de Pedro Satinas n’est pas une mièvre peinture des objets ou des événements mineurs de la vie quotidienne, non plus qu’une description réaliste d’un inonde familier. Chacun d’entre eux est élu pour les résonances psychiques qu’il fait naître et qui, en cercles concentriques, autour du thème initial, se multiplient et s’amplifient pour se perdre dans un doux susurrement qui laisse une impression de suprême délicatesse malgré son amplitude et son inéluctable néantisation. (…) Une feuille morte emportée par le vent d’automne s’envole-t elle sers l’autre hémisphère ; elle n’arrêtera sa course folle qu’en un pays où règne ce que l’homme appelle le printemps pour lui rappeler que cette délicieuse saison n’est qu’un état transitoire comme sa propre vie dont l’image charnelle, peu à peu, s’estompe ainsi que le chante le poème Morts, dans lequel on voit disparaître tour a tour le souvenir du timbre de la voix, du son du pas sur le pavé, du sourire, du regard, de la couleur du vêtement et même de cette chair palpitante dont bientôt il ne reste plus que le nom avec ses sept lettres. Hélas, constate le poète …
(…) Pedro Salinas n’a pas cessé, tout au long de son œuvre, de manifester le désir constant qui l’animait de se créer un monde où la mort n’aurait pas sa place, mais où le rêve s’épanouirait avec son éternelle aurore.
Le thème majeur de son œuvre, toujours plus présent au fil de ses écrits poétiques, est l’Amour.
Il y a quelque chose de mieux. Il y a un quelque chose, un pur amour qui plane sur des airs surhumains — galant de ce qui se cache — et qui peut plus et plus haut Ce quelque chose, c’est toute une existence qui se consacre
à la recherche du signe que ni la fleur ni la pierre ne veulent livrer
Pedro Salinas n’en est pas moins profondément ancré au présent, à un présent qui l’inquiète, pour ce qu’il en connaît et pour les chemins qu’il lui voit prendre. L’œuvre d’art qui persiste représente cette victoire
« sur le tapis vert du temps, contre le temps banquier »,
dont nous parle Pedro Salinas dans sa préface à Tout plus clair. L’auteur de Zéro constate, hélas ! dans cette même préface, que
« dans les temples du progrès, on élabore d’une façon rationnelle la technique d’une régression définitive de l’être humain, le retour de l’être au non être ».
Le chantre délicat des intimités, délicieusement sceptiques, de l’éternel plastique et dont
« la poésie est toujours une œuvre de charité et de clarté »
ne reste pas insensible aux destructions qui menacent notre inonde meurtri par la guerre et qui semble se précipiter vers d’autres catastrophes plus terribles encore. Alors, sortant de la tour d’ivoire des contemplations intérieures, l’homme Européen par le cœur. Américain d’adoption et Espagnol de naissance — se révolte et, dans le
« vaste dessein de faire naître dans la conscience de quelque humain la sainte horreur d’une œuvre des hommes, dont il évite l’exacte désignation et le nom propre… comme le nom d’un péché qu’on n’ose pas nommer »
Il dénonce la monstruosité du plus affreux des moyens de destruction, ce nouveau zéro qui mûrit et qui aura sa dévotion ainsi que le prophétisait Antonio Machado. Sans grandiloquence. Pedro Salinas, en termes douloureusement simples, dépeint d’abord cet acte insignifiant en soi, acte aveugle, impersonnel :
Bile tomba, aveugle. Il la lâcha, ils la lâchèrent, à six mille mètres de hauteur, à quatre heures.
Il remplit son obligation, ce que les vingt cadrans des instruments ordonnaient, exactement, la lâcher au moment exact :
Rien. Au début, il ne vit presque rien. Une tache blanche, grandissant lentement, blanche, plus blanche et maintenant candide (20). Les nuages blancs, à première vue, ne peuvent pas faire de mal. Serait-ce quelque immense troupeau d’agneaux, quelque chute extraordinaire de flocons de neige ? Hélas ! derrière tant de blancheur immaculée, sur la terre,
où le zéro tomba, le grand désastre commençait
Le Texte qui suit est un poème d’amour. On y retrouve ce qui caractérise Pedro Salinas autant dans le thème que dans son expression poétique à savoir la puissance des images et leur échos sensuels en même temps qu’une gestion de la temporalité inventive et qui contribue grandement à « l’accueil » du lecteur au sein du poème.
«…La Voz a ti Debida » (Titre emprunté à Garcilaso de la Vega)
Eglogue III
Tu vis toujours dans tes actes. Du bout des doigts tu fais vibrer le monde, tu lui arraches aurores, triomphes, couleurs, joies : c’est ta musique. La vie, c’est ce que tu touches. De tes yeux seulement Sort la lumière qui guide tes pas. Tu marches parce que tu vois. C’est tout. Et si un doute te fait signe à dix mille kilomètres tu laisses tout, tu te lances sur des proues, sur des ailes, tu es déjà là : de tes baisers, de tes dents, tu le mets en pièces, et le doute n’est plus. Jamais, toi, tu ne peux douter. Car, les mystères, tu les as retournés. Et tes énigmes, ce que jamais tu ne comprendras, ce sont ces choses si claires : le sable où tu t’étends, le mouvement de ta montre et le tendre corps rosé que tu trouves dans ton miroir, chaque matin, à ton réveil, et qui est le tien. Les prodiges qui sont déjà déchiffrés. Et jamais tu ne t’es trompée, sauf une fois, un soir, où tu t’es éprise d’une ombre — la seule qui t’ait plu — On eût dit une ombre. Et tu voulus l’étreindre Et c’était moi.
* * *
Peur. De toi. T’aimer c’est le plus grand risque. Multiples, toi et ta vie. Je t’ai, celle d’aujourd’hui; Je la connais, j’entre par de faciles labyrinthes, grâce à toi, à ta main. Ils sont à moi, oui, maintenant. Mais toi, tu es ton propre au-delà, comme la lumière et le monde : jours, nuits, étés, hivers se succédant. Fatalement tu varies sans laisser d’être toi, dans ta variété même, par la fidélité constante du changement.
Dis-moi, pourrai-je vivre sous ces autres climats, ou futurs, ou lumières que tu élabores, toi, comme le fruit son jus, pour ton lendemain ? Ou bien ne serai-je que ce qui naquit pour un seul de tes jours {mon jour éternel) pour un printemps (en moi toujours fleuri) sans pouvoir vivre encore quand arriveront se succédant en toi, inévitablement, les forces et les vents nouveaux, les lumières tout autres qui déjà, attendent le moment d’être ta vie, en toi !
* * * Là-bas, au-delà du rire on ne peut pas te reconnaitre. Tu vas et viens, tu glisses sur un monde de valses gelées, sur la pente inclinée; et en passant, les caprices, les baisers, sans Vocation, rapides, te soulèvent, toi, la momentanée captive de la facilité. Qu’elle est gaie ! disent-ils. Et c’est que tu veux, alors, être cet autre qui te ressemble tellement à toi-même, que c’est ainsi que j’ai peur de te perdre. Je te suis. J’attends. Je sais que lorsque tu ne seras plus regardée par les tunnels ni les étoiles, que lorsque le monde croira savoir qui tu es et qu’il dira : « Maintenant je sais » tu déferas un nœud, les bras en l’air, sous tes cheveux, tout en me regardant. Sans bruit de cristal par terre tombera, léger masque inutile, ton rire. Et en te voyant dans l’amour que toujours je te tends comme un miroir ardent, tu reconnaîtras un visage sérieux, grave, une inconnue
grande, pâle et triste qui est mon amante. Et qui m’aime au-delà du rire. * * * Point n’ai besoin de temps pour savoir ce que tu es : se connaître c’est un éclair. Qui pourrait te connaître, toi, par ce que tu tais, ou par les mots avec lesquels tu le tais ? Celui qui te cherchera dans ta vie ne pourra savoir de toi que des allusions, des prétextes où tu te caches. Te poursuivre dans le passé, dans ce que tu fis naguère, additionner acte et sourire, années et noms, ce serait te perdre. Moi, non. Je t’ai connue, dans l’orage, Je t’ai connue, soudaine, dans le déchirement brutal des ténèbres et de la lumière, là où se révèle le fond qui échappe au jour et à la nuit. Je te vis, tu m’as vue, et maintenant dévêtue à jamais de l’équivoque, de l’histoire, du passé, toi, amazone de l’éclair, palpitante de la récente arrivée, sans que je t’ai attendue, tu es à moi depuis fort longtemps, je te connais il y a tant de jours, que dans ton amour je ferme les yeux, et que je marche sans erreur, à tâtons, sans rien demander à cette lumière lente et sure dans laquelle on connaît lettres et formes, on fait des comptes, et l’on croit voir celle que tu es, toi, mon invisible. Horizontale, oui, je t’aime. Le ciel, regarde-le face à face. Ne cherche plus à feindre un équilibre qui nous fait pleurer toi et moi. Rends-toi à la grande vérité finale, à ce que tu dois être avec moi, étendue, parallèle, dans la mort ou le baiser. La nuit est horizontale sur la mer, une grande masse tremblante couchée sur la terre, vaincue sur la grève. Être debout, mensonge, rien que courir ou s’étendre. Et, ce que nous voulons, toi et moi, comme le jour — bien fatigué d’être debout avec sa lumière — c’est que nous arrive en pleine vie, dans un tremblement de mort, à la pointe extrême du baiser, le moment d’être rendus, par l’amour le plus aérien au poids d’un être de terre, matière, chair vivante. Dans la nuit et l’après-nuit, dans l’amour et après l’amour, enfin changés, toi et moi, en horizons définitifs de nous-mêmes.
Ce que tu es me distrait de ce que tu dis.
Tu lances des mots rapides, pavoises de rires, m’invitant à aller où ils me conduiront. Je ne t’écoute pas, je ne les suis pas, je reste, regardant les lèvres où ils sont nés.
Soudain tu regardes au loin, Là-bas tu fixes ton regard je ne sais sur quoi, et voilà lancée pour le chercher ton âme aiguisée de flèche. Moi je ne suis pas ton regard je te vois regarder.
Et si tu désires quelque chose je ne pense pas à ce que tu veux, et je ne l’envie pas : cela n’est rien.
Tu le veux aujourd’hui, tu le désires, tu l’oublieras demain pour un autre caprice Non. Je t’attends au-delà des limites et des frontières dans ce qui ne peut passer …
dont l’article collectif de la revue En attendant Nadeau, consacré à son hommage, dit « mais avant tout solitaire, il a toujours « marché dans la fêlure intime du monde ». «
Poète engagé (sympathisant du parti communiste), le même article précise la nature et le mode de cet engagement / combat
Depuis des années, la guerre que menait Franck Venaille se déroulait jour après jour. Tous ses derniers recueils la racontaient, avec l’humour qui était le sien, souvent noir, toujours distingué, élégant. La maladie qui l’affectait le fragilisait infiniment, l’engageait aussi à écrire. Chaque mot, chaque phrase témoignait de l’affrontement. Chaque recueil, chaque livre était une victoire.
Le poème qui suit a pour titre « Capitaine de l’angoisse animale » parle de ce combat, de ses motifs et de la manière dont le Venaille y est engagé … à s’en briser les phalanges.
Je suis un homme floué. La mort, la maladie, ont sonné à ma porte. Je sens leur impatience et, très souvent, je la comprends. Je leur demande encore un petit, un peu, un petit peu de temps si précieux. Non pas pour faire l’âne devant les doctes assemblées. Mais afin de mieux comprendre ce qui m’échappe encore: Le sens de la vie, la place exacte que prend le sexe dans cette aventure minimaliste. Je ne suis pas membre d’une confrérie d’orgueilleux. Mais je sais ce que sont exactement les livres que j’écris. Malgré tout, je suis cet homme que la vie a floué.
Paris, mon beau Paris, il faudra bien qu’un jour l’homme en …
Paris, mon beau Paris, vous serez mon témoin. Je vous ai aimé et si j’ai passé tant de nuits dans tant de capitales, c’était ! Les mots se doivent d’être justes. C’était ! Pour le goût des rencontres peut-être. Un détail baroque sur la Place d’Armes. La découverte d’un pont suspendu.
Paris, mon beau Paris, je m’adresse à vous dans l’urgence. Voyez, je suis fatigué. A la violence de la maladie s’ajoute désormais celle de la médecine. Faites, s’il vous plaît, en une nuit, exploser tous les Services de Neurologie de vos hôpitaux. J’y gagnerai du répit, faites-le, c’est en votre pouvoir!
Je suis cet homme qui se sent floué et tape du poing sur les portes à s’en briser les phalanges.
Découvert sur le tard, à l’Age de 41 ans, Claude Pierre Boutet a publié une pièce de théâtre, des récits, des nouvelles et plusieurs recueils de poésie, dont « Sommeil paradoxal » où se trouve ce poème :
Mer, immense et étroite réalité nourricière de rêves illuminés d’impossibles aspirations d’espoirs aux clartés anémiques forgeron de vocations séculaires je me jette dans ton ombre aux parfums magnétiques.
Origine des révélations subîmes des vérités contradictoires reprend dans ta construction universelle la stérilité de toute existence.
Mer, immense et étroite réalité …
… des rochers déchirés
Les ardeurs ultra-marines gesticulant sur les sommets de l’extravagante floraison, exultent au Contact du jour compatissant
Mer, immense et étroite réalité gouvernée par le soupir des astres, les rochers monstrueux s” épaulent aux vagues pétrifiées fécondant ensemble une indicible douleur.
Ta voix gigantesque aux marins éperdus clame les richesses de ta force épanouie dans les bouquets de tes équinoxes sous le repli des flots et l`abaissement des paupières. Mer, immense et étroite réalité quand le perfide opale de la lune siffle sur l’abdomen croûteux de tes eaux noires un récif amoindri flotte sur les remous anxieux des ténèbres.
Mer, à la terre une fois confrontée aux confins de la plus profonde. exploration des choses, rassure l’homme de ton éternelle fécondité.
Claude Pierre Boutet est décédé au début de cette année.
… est la date de décès du premier Guadeloupéen élu à un siège de l’Académie Française, siège de Jacques Delille, poète comme lui.
Vincent Campenon se fera connaître, et reconnaître, du « grand public » (des amateurs de littérature) par l’un de ses deux grands poèmes (écrits au retour de sa mise en sécurité d’une France devenue dangereuse pour un admirateur de la reine Marie-Antoinette.) Ce poème a pour source une des paraboles des évangiles chrétiens : « L’enfant prodigue« . L’auteur nous en donne le ressort et les raisons qui ne peuvent manquer de toucher les coeurs, en même temps que ce qui la distingue, selon lui, des pensées pré-chrétiennes.
« Combien cette tendresse indulgente du père de famille, pour un fils puni par ses fautes mêmes, est d’une morale plus vraie, plus salutaire et plus touchante que cette inflexible sévérité, érigée en vertu par presque toutes les écoles de l’ancienne philosophie »
La présence de ce « presque » rend cette déclaration … presque acceptable.
Un passage d’une critique concernant l’œuvre, publiée dans « L’esprit des journaux François et étrangers » ajoute la réflexion qui suit, de nos jours encore très pertinente.
« Il n’est que trop vrai que les hommes, dont la morale est la plus sévère, ne sont pas ceux qui se soumettent le plus exactement à ses lois. Il n’est que trop vrai que ceux qui ont le plus besoin d’indulgence pour leurs propres faiblesses, sont ceux qui en ont le moins pour les faiblesses des autres. Défions-nous des hypocrites qui exagèrent et surfont le prix de la vertu ; fuyons les fanatiques qui la font cruelle et inexorable, comme eux, en fermant toute issue au repentir.«
Campenon évoque ceux qui l’ont précédé sur le chemin de cette adaptation et mentionne notamment la pièce de Voltaire, achevant son invocation par une critique assez sévère de l’oeuvre.
Voltaire, doué d’un talent si rare pour saisir et lancer lui-même le ridicule, n’a point eu le secret de l’enfermer dans le caractère d’un personnage imaginé, et de l’en faire sortir par la contrainte de la situation. Ses personnages comiques sont de tristes bouffons qui s’efforcent vainement de nous divertir, ou plus rarement de bons plaisans d’une espèce invraisemblable, qui tournent contre eux-mêmes leurs plus piquantes railleries.
Conscient de cette impertinence concernant la valeur de Voltaire en regard de la sienne, l’auteur compense sa remarque, avec pertinence quant à la proximité de la citation, par l’évocation admirative de vers de Voltaire, dans lesquels il est également question de pardon.
Lorsque la vérité m’a forcé de dire par quelle étrange violation de la plus simple loi du goût, Voltaire a réuni dans un même cadre des caricatures grimaçantes à des figures nobles et pures, ne me sera-t-il point permis de venger ce grand poète du tort que lui-même lui-même a fait à sa gloire, en citant quelques vers de la scène éternellement attendrissante où le jeune Euphémon obtient son pardon de l’amour que ses désordres ont tant outragé ? Rappeler des vers si remplis de flamme et d’entraînement et auprès desquels tous les autres pourraient sembler froids et inanimés, c’est m’exposer peut-être à expier sévèrement la témérité que j’ai eue de blâmer Voltaire, et de vouloir ensuite lui rendre hommage.
Grand Dieu! qu’il est changé! Oui, dit-il, en s’adressant à Lise, Oui, je le suis; votre cœur est vengé; Oui, vous devez en tout me méconnaître. Je ne suis plus ce furieux, ce traître, Si détesté, si craint dans ce séjour, Qui fit rougir la nature et l’amour. Jeune, égaré, j’avais tous les caprices; De mes amis j’avais pris tous les vices; Et le plus grand, qui ne peut s’effacer, Le plus affreux fut de vous offenser. J’ai reconnu, j’en jure par vous-même, Par la vertu que j’ai fui, mais que j’aime, J’ai reconnu ma détestable erreur; Le vice était étranger dans mon cœur. Ce cœur n’a plus les taches criminelles Dont il couvrit ses clartés naturelles; Mon feu pour vous, ce feu pur et sacré, Y reste seul : il a tout épuré. C’est cet amour, c’est lui qui me ramène, Non pour briser votre nouvelle chaîne, Non pour oser traverser vos destins : Un malheureux n’a pas de tels desseins. Mais quand les maux où mon esprit succombe Dans mes beaux jours avaient creusé ma tombe, A peine encore échappé du trépas, Je suis venu; l’amour guidait mes pas. Oui, je vous cherche à mon heure dernière, Heureux cent fois, en quittant la lumière Si, destiné pour être votre époux, Je meurs du moins sans être haï de vous. (…) Vous, Euphémon! vous m’aimeriez encore!
-Si je vous aime! hélas! Je n’ai vécu Que par l’amour qui seul m’a soutenu.
Si Voltaire erre quelque part, assurément il a pardonné à Vincent Campenon …
Rappelons, avec l’auteur, le contexte du poème
L’Enfant prodigue était le plus jeune des deux fils de Ruben, riche habitant du pays de Gessen. …Un fils ingrat, fugitif, débauché et repentant; une mère idolâtre de ce fils, prête à mourir de douleur quand elle est abandonnée par lui, prête à mourir de joie quand elle le revoit, après une longue et criminelle absence; un père, véritable israélite, juste, sévère et résigné à la volonté de Dieu qu’il aime et craint par-dessus tout; un frère né violent, aigri de plus par l’aveugle prédilection dont son jeune frère est l’objet : tous opposés de caractère, divisés d’affections et réunis enfin par le sentiment du repentir ou de l’indulgence; voilà les principaux personnages de mon poème, en voilà presque toute l’action.
Allons de suite à la conclusion de ces trois parties, l’histoire elle-même étant connue, nous nous attachons ici à l’expression du poème à travers sa chute.
Viens! une épouse y va suivre tes pas; De tes erreurs elle a gémi tout bas, Mais dans ses yeux tu peux lire ta grâce. Pharan lui-même, à tes transports joyeux N’oppose plus un dépit envieux. De tes amours la légitime ivresse Va de Ruben ranimer la vieillesse…
…Sur tous ses traits le bonheur se déploie, Et le ciel même eût envié sa joie.
Ce long poème eut un réel succès et ouvrit la voie à son auteur vers l’Académie Française, malgré une opposition à cet accès qui s’est exprimée jusque dans la rue sous la forme d’un pamphlet
… nait Maurice Bouchor Il deviendra le poète de la conservation de, parmi les chants et poèmes du peuple, ceux que les Nombreux ont gardés dans leur mémoire et leur quotidien.
Parallèlement à cette mission que s’est donnée Maurice Bouchor et qui a encore des traces dans les manuels scolaires de l’époque, il développe une œuvre propre récompensée par un prix de l’Académie Française.
Un de ces textes extrait des « Poèmes de l’amour et de la mer » recueil dont le titre (« Ayant appareillé pour le pays du rêve.« ) est une manière de dédicace à Raoul Ponchon.
Nous nous aimerons au bord d’un sentier Où l’herbe soit haute, et fraîche, et bien douce, Ou dans les grands bois, sur un lit de mousse… Nous nous aimerons dans le monde entier !
Nous n’aborderons nulle part : toujours Un bonheur tranquille, ineffable, immense ; Et le vent des cieux, plus doux qu’un silence, Nous murmurera des chansons d’amour.
Maurice Bouchor a également œuvré à créer le mouvement des Universités Populaires. Il en est remercié dans cet extrait d’un éloge prononcé quelques jours après sa mort.
Pour accompagner celui qui bientôt n’allait plus être qu’un petit tas de cendres, une innombrable foule était venue : hommage des grands el des humble» à la bonté et au talent de l’homme qui disparaissait. Son oeuvre méritait ce souvenir
A dix-huit ans, il voulut déjà glaner quelques fleurs au beau jardin de la vie. Les Chansons joyeuses laissèrent éclater son profond amour de la vie et des hommes.
Sur le tard, au crépuscule, il composa plusieurs volumes « La vie profonde* » dans lesquels il recueillit toute la beauté et la grandeur de la poésie antique qu’il ne voulut pas séparer de la poésie moderne. Mais si grande que soit l’œuvre, l’homme la domine. Vers 1893, à une époque difficile, Use voua à une noble tâche. D’école en école, de classe en classe, il alla à ses frais, chanter ces chants qu’il composait sur de vieux airs d’autrefois, à la manière des trouvères du moyen-âge qui allaient aussi, chez les âmes frustes semer un peu de beauté et d’amour. Cet amour des hommes, du peuple, il Peut au plus haut point. Ce fut lui qui eut Vidée avec une petite équipe d’animateurs, de réunir dans les écoles, le soir et le samedi surtout, les familles des enfants pour interpréter avec une admirable foi les pièces classiques de nos grands écrivains. De son effort patient et tenace naquirent les Universités populaires dont l’essor fut si rapide et bienfaisant.
Les temps étaient troubles. Des trublions déchaînés livraient à la République de dures batailles. On n’osait encore trop compter sur le peuple. Son ignorance politique et sociale, voire intellectuelle, effrayait. Il fallait sous peine d’événements catastrophiques éduquer cette masse l’amener à un clair idéal, lui faire sentir toute la poésie du travail, la grandeur de la tâche qui allait lui incomber. Tâche ingrate, délicate. Intellectuels et prolétaires allaient-ils se comprendre, fraterniser ? Maurice Bouchor fut le véritable animateur de ce mouvement. Il était là entouré de disciples aussi enthousiastes que lui, prêchant la bonne parole, ramenant les égarés, guidant les timides, éclairant les faibles, exaltant la beauté, donnant au peuple une conscience, un idéal, une volonté.
Cette bonté qu’il voulut inculquer aux hommes, lui-même la pratiqua magnifiquement. La guerre l’atteignit en plein coeur. Il perdit des êtres chers. Il ne se plaignit pas. A l’heure où l’homme fatigué aspire au repos, fièrement il reprit les outils et poursuivit sa tâche. Le fardeau des jours ne l’écrasa pas. Il sut dominer, rester lui-même. La mort est venue, pour lui, doucement. Son corps n’est plus que poussière. Mais l’oeuvre vit. Et à son exemple, ceux qui lui survivent et qui l’aimèrent, chanteront longtemps après lui : Sur la terre et non dans la lune Sou par sou, pierre à pierre, au jour le jour Bâtissons la Maison commune La Cité de joie et d’amour.
René BONISSEL
*Un extrait de la préface
Victor Hugo a dit : « La littérature sécrète de ta civilisation, la poésie sécrète de l’idéal. C’est pourquoi la littérature est un besoin des sociétés. C’est pourquoi la poésie est une avidité de l’âme. C’est pourquoi les poètes sont les premiers éducateurs du peuple. C’est pourquoi il faut, en France, traduire Shakespeare, C’est pourquoi il faut, en Angleterre, traduire Molière. C’est pourquoi il faut les commenter.«
Je me permets d’ajouter que chacun ne peut commenter avec fruit que les œuvres dont il a vécu. Pour qu’il sache faire mieux sentir à la jeunesse approchant de l’âge adulte, ou même à des esprits plus mûrs, le prix de certaines œuvres, de …
… Le quotidien comoedia relate les obsèques du poète (…) Ricciotto Canudo.
Voici un extrait de l’éloge de Adolphe Boschot, vice-président de la Société des Gens de Lettres :
Vous étiez de ceux qui pensent que tout ce que nous voyons des choses et même des hommes n’est qu’une apparence, ou plus exactement, comme le disent les Philosophes idéalistes, un phénomène. Au delà, existe la réalité vraie, mystérieuse, inexprimable, inaccessible. Du moins doit-on tâcher d’en avoir l’intuition et de communiquer aux autres hommes cette intuition fuyante, instable, mais plus précieuse que toute connaissance précise, c’est-à-dire limitée. Et voilà la conviction …
Deux jours auparavant le rédacteur en chef du journal, Gabriel Boissy, disait à son tour son sentiment face à la disparition de celui qui fut à la fois poète, philosophe, critique de tous les arts, musicologue, scénariste, mais aussi soldat blessé et décoré pour sa bravoure.
(fin de cette intervention)
Canudo ! mon vieux, te voilà parti.
Comme vous partez – vite mes amis !
A mesure que s’effeuille l’arbre de nos amitiés, nous sentons se rapprocher le jour où, sur ses ramures dépouillées, il n’y aura plus qu’une seule feuille: soi ! – et qui, bientôt, se détachera pour s’engloutir dans le néant.
Mais non ! Canudo ! tu meurs le jour anniversaire de l’Armistice des Chimères, le jour où s’allume cette Flamme perpétuelle, que dans notre dernière …
… inventeur d’un genre nouveau, en rapport avec une existence qui l’a vu côtoyer la frange la plus pauvre de la population de Paris, et parfois même dormir comme elle, dans la rue.
(extrait de « l’Hiver » premier poème du recueil « Les Soliloques du Pauvre ») Ses mots sont ici ceux d’un errant de la rue et paradoxalement, ce sont eux qui l’ont sorti de la précarité où il est, à plusieurs reprises, tombé, et lui ont donné une aura particulière, due notamment à ses prestations en cabarets ou ses lectures de ses poèmes avaient un franc succès.
Merd’ ! V’là l’Hiver et ses dur’tés, V’là l’ moment de n’ pus s’ mett’ à poils : V’là qu’ ceuss’ qui tienn’nt la queu’ d’ la poêle Dans l’ Midi vont s’ carapater ! … Je veux pus êt’ des Écrasés, D’ la Muffleri’ contemporaine ; J’ vas dir’ les maux, les pleurs, les haines D’ ceuss’ qui s’appell’nt « Civilisés » !
Et au milieu d’ leur balthasar J’ vas surgir, moi (comm’ par hasard) Et fair’ luire aux yeux effarés Mon p’tit « Mané, Thécel, Pharès » !