Le 14 décembre 1895 …

… nait celui dont on dira qu’il est le poète de l’amour et de la résistance.

Une des épitaphes rédigées, 56 années plus tard (à la mort) de Paul Eluard dit en peu de mots beaucoup de lui.

« Paul Eluard vient de mourir. Il était parti du surréalisme, il avait prêché la révolte et chanté l’amour.

Mais l’heure du danger venue, pendant l’occupation, il fut aussi et surtout le poète de la Résistance. Son poème Liberté est aujourd’hui dans toutes les mémoires, il est enseigné dans les lycées, dans les écoles communales.

Eluard le tendre, l’élégiaque, avait su se montrer le plus violent et le plus juste dans la violence, quand elle avait été nécessaire. »

Deux mois avant, « Les cahiers du Sud » donnait son long poème « BLASON DÉDORÉ DE MES RÊVES » qui sera publié plus tard dans le recueil « Poésie ininterrompue » (disponible sur le site de la Bibliothèque Numérique Romande ici)

Dans ce rêve et pourtant j’étais presque éveillé
Je me croyais au seuil de la grande avalanche
Tête d’air renversée sous le poids de la terre
Ma trace était déjà dissipée j’étouffais
Dernier souffle premier gouffre définitif

Je respire souvent très mal je me confine
Moralement aussi surtout quand je suis seul

Dans ce rêve le temps de vivre était réduit
À sa plus simple expression naître et mourir
Mes vertèbres mes nerfs ma chair
Tremblaient bégayaient d’ignorance
Et je perdais mon apparence

J’en vins pour me sauver à rêver d’animaux
De chiens errants et fous de nocturnes immenses
D’insectes de bois sec et de grappes gluantes
Et de masses mouvantes
Plus confuses que des rochers
Plus compliquées que la forêt d’outre-chaleur
Où le soleil se glisse comme une névrite
Des animaux cachots tunnels et labyrinthes
Sur terre et sous terre oubliés
Des animaux au sein de l’eau qui les nourrit
À fleur de l’air qui les contient
Et des animaux décantés
Faits de tout et de rien
Comme les autres supposés
Sans parois immédiates sans rapports certains
Vertige dans la brume je restais en friche

Je figurais comme un mendiant
La nature et les éléments
Et ma chair pauvre mon sang riche
Et mes plumes vives fanées
Mes écailles ma peau vidée
Ma voix muette mon cœur sourd
Mon pelage mes griffes sûres
Ma course et mon cheminement
Ma ponte et mon éventrement
Ma mue et ma mort sans rupture
Mon corps absurde prisonnier
Des poussées de la vie en vrac
Ma fonction d’être reproduit
Interminablement
M’inclinaient toujours un peu plus
Vers le fond le plus inconscient

J’en vins pour me sauver à me croire animal
Voguent volent se terrent mes frissons d’enfant
Mes yeux jamais ouverts et mon vagissement
Je ne refuse pas l’hiver je vis encore
Dans l’embrasure de l’automne mais je passe
Aux premiers froids comme une feuille
Ou bien je meurs comme je nais sans majesté
Dans un gargouillement je suis la bulle éclose
Et crevée au soleil je tisse sans savoir
La toile la fourrure ou le bond sans fêlure
Qui me permettent de durer pour un instant
Nul n’a jamais ri ni pleuré
Je ne m’embourbe ni n’étouffe
Je ne me brûle ni me noie
Je suis le nombre indéfini
Au cœur d’une page de chiffres

Je suis fils de mes origines
J’en ai les rides les ravines
Le sang léger la sève épaisse
Les sommets flous les caves sombres
La rosée et la rouille
Je m’équilibre et je chavire
Comme les couches de terrain
Et je m’étale et je me traîne
Je brûle et je gèle à jamais
Et je suis insensible
Car mes sens engloutissent
La chute et l’ascension
La fleur et sa racine
Le ver et son cocon
Le diamant et la mine
L’œil et son horizon

Je ne suis ni lourd ni léger
Ni solitaire ni peuplé
Nul ne peut séparer
Ma chevelure de mes bras
Ni ma gorge de son silence
Ni ma lumière de ma nuit
Je suis la foule partout
Des profondeurs et des hauteurs
La grimace en creux en relief
La crispation de la distance
La clarté close ou provocante
Le masque posé sur la nacre
La glèbe creusée par la taupe
La vague enflée par le requin
La brise chantante d’oiseaux
Pour rien pour que tout continue
Dans un foyer brillant éteint
Et ranimé par un fétu

Les animaux sont la charnière
Des ailerons du mouvement
Ils ne connaissent ni naufrages
Ni décombres ils perpétuent
La longue alliance de la boue
Avec l’azur avec la pierre
Avec le flot avec la flamme
Dure et douce comme une bouche
Je ne peux pas me reposer
Je m’agrège au jeu sans issue
Au bruit sans couleur de musique
Il n’est pas question de régner
Ni de parler pour troubler l’ordre insane
Ni d’élever le talus de mon crâne
Plus haut que le buisson du jour
Ni de permettre à ma poitrine
Par son étrave de troubler
La lie de l’immobilité

Animal je n’ai rien qui me conduise ailleurs

Je ne dispose pas du temps il est entier
Ma poussière ignore les routes
La foudre anime mon squelette
Et la foudre m’immobilise
Je suis pour un printemps le battement de l’aile
Je glisse et passe sur l’air lisse
Je suis rompu par le fer rouge
De l’aurore et du crépuscule
La terre absorbe mon reflet
Je ne suis l’objet d’aucun doute
Je ne contemple rien je guette
La prolifération de l’ombre
Où je puis être et m’abolir
L’envie m’en vient sans réfléchir
Le mur que je frappe m’abat
Et je tombe et je me relève
Dans le même abîme essentiel
Dans la même absence d’images

Dessus dessous la vérité élémentaire
La vérité sans son contraire
Il n’est pas une erreur au monde
Le jour banal et la nuit ordinaire
Et des attaches pour toujours
Avec un point fixe la vie
Ni bonne ni mauvaise
Une vie absorbant la mort
Sans apparence de prestige

Nulle auréole pour le lion
Nul ongle d’or pour l’aigle
Et les hyènes n’ont pas de honte
Les poissons s’ignorent nageant
Aucun oiseau ne vole
Le lièvre court pour mettre un point
Au regard fixe de la chouette
L’araignée ne fait qu’une toile
Utile ou inutile un grenier une ruine

Je me sens m’en aller très bas
Très haut très près très loin très flou
Et net immense et plus petit
Que le ciel amassé pour moi
J’imite le plus machinal
Des gestes d’un lieudit la terre
Lune et soleil sont sans mystère
Non plus que l’épaule aux aisselles
Non plus que le vent à mes ailes

Blason dédoré de mes rêves
Ai-je fait mon deuil de moi-même

En me couchant comme la cendre sous la flamme
Ai-je abdiqué ne puis-je plus rien désigner
En me montrant du doigt moi si fier d’être au monde


Non je dors et malgré le pouvoir de la nuit
J’apprends comme un enfant que je vais m’éveiller
Mes draps sont le linceul de mes rêves je vis
Et du gouffre je passe à la lumière blonde
Et je respire comme un amoureux se pâme
Comme un fleuve se lisse sous une hirondelle

Je sais

                      … vis.

18 Novembre 1952 …

… la plume de Paul Eluard se tait définitivement.

Les Cahier du Sud consacrent la première partie de leur numéro 315 à celui qui écrit, au lendemain de la première guerre mondiale « les poèmes pour la paix« 

POÈMES POUR LA PAIX  (1918)

Monde ébloui, 
Monde étourdi.

I

Toutes les femmes heureuses ont
Retrouvé leur mari – il revient du soleil
Tant il apporte de chaleur.
Il rit et dit bonjour tout doucement
Avant d’embrasser sa merveille.

II

Splendide, la poitrine cambrée légèrement,
Sainte ma femme, tu es à moi bien mieux qu’au temps
Où avec lui, et lui, et lui, et lui, et lui,
Je tenais un fusil, un bidon – notre vie!

III

Tous les camarades du monde, 
O! Mes amis!
Ne valent pas à ma table ronde
Ma femme et mes enfants assis, 
O! Mes amis!

IV

Après le combat dans la foule, 
Tu t’endormais dans la foule.
Maintenant, tu n’auras qu’un souffle près de toi, 
Et ta femme partageant ta couche
T’inquiétera bien plus que les mille autres bouches.

V

Mon enfant est capricieux –
Tous ces caprices sont faits.
J’ai un bel enfant coquet
Qui me fait rire et rire.

VI

Travaille.
Travail de mes dix doigts et travail de ma tête, 
Travail de Dieu, travail de bête,
Ma vie et notre espoir de tous les jours,
La nourriture et notre amour.
Travaille.

(…)

X

Je rêve de toutes les belles
Qui se promènent dans la nuit, 
Très calmes, 
Avec la lune qui voyage.

XI

Toute la fleur des fruits éclaire

en feu sombre sur mes mains.

(Cliquer ici pour lire plus facilement la grille)

Dans les toutes premières pages de ce numéro, le directeur de publication, Jean Ballard, évoque la présence particulière de l’auteur de « Capitale de la douleur »

Je suis sûr que Paul Eluard, s’il pouvait prêter l’oreille à nos adieux, serait surtout sensible à la voix la plus simple, aux accents les plus directement venus du cœur. Et qu’il écouterait avec sympathie celle qui lui parlerait sans recherche son langage habituel, qui lui dirait les mêmes mots usés, pourtant si purs, si pleins de sens, comme confiance ou fidélité.
C’était pour les entendre et surtout pour les voir vivre qu’il venait de temps à autre au milieu de nous. Il se délassait de ses travaux et peut-être de lui-même en s’accordant la trêve d’un repos où l’âme avait plus de part que le corps. Notre maison, c’était sa jeunesse, des amitiés disparues mais réchauffées avec une ferveur qui ne tenait plus compte de la mort.
A Marseille, il avait vu André Gaillard; c’était en 1929, au temps de notre connaissance. Tous deux étaient partis à la découverte de Joe Bousquet, à Carcassonne, et cette rencontre avait étoilé leur vie à tous les trois.
(…)
Je me souviens qu’un soir, sur le Vieux-Port, à l’heure où les bruits se calment, je le devinai plutôt que je ne le vis. Il allait devant lui comme dans un songe, à quelques pas de l’eau noire qui clapotait doucement.
Sa haute stature semblait glisser dans un mouvement qui n’était pas la marche.
Je le rejoignis; nullement surpris de me voir il me parla sans préambule d’André Gaillard comme s’il continuait un entretien avec lui-même.
J’eus alors une impression d’étrangeté.
Bien que je fusse dans mon cadre habituel j’avais changé de monde, j’étais dans le sien, tout aussi réel, aussi proche, mais enrichi d’une autre présence.
Sa voix restait la même mais s’orientait vers un auditeur invisible. Elle parlait du merveilleux qui n’a pas de frontières et s’insinue dans nos pensées les plus humbles; elle évoquait la mort avec indifférence comme une chose absurde et sans réalité, pour la nier.
Puis il s’éloigna brusquement, sans adieu, comme s’il allait revenir, et continua sa promenade nocturne.
Mais il n’était plus seul.
Des vers de « Capitale de la Douleur » me revinrent en mémoire en le voyant disparaître :

« Je suis au bras des ombres
« Je suis au bas des ombres
« Et des ombres m’attendent… »

C’est ce léger glissement qu’il imprimait aux choses, cette dimension inusitée que prenait le temps à son approche, tout cet insolite que j’aimais en lui. A tout instant il semblait …

… épis. C’était la revanche de la vie sur l’ombre, celle aussi de la fidélité sur la mort.

JEAN BALLARD.

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LE DROIT LE DEVOIR DE VIVRE

Il n’y aurait rien

Pas un insecte bourdonnant

Pas une feuille frissonnante

Pas un animal léchant ou hurlant

Rien de chaud rien de fleuri

Rien de givré rien de brillant rien d’odorant
Pas une ombre léchée par la fleur de l’été
Pas un arbre portant des fourrures de neige
Pas une joue fardée par un baiser joyeux
Pas une aile prudente ou hardie dans le vent
Pas un coin de chair fine pas un bras chantant
Rien de libre ni de gagner ni de gâcher
Ni de s’éparpiller ni de se réunir
Pour le bien pour le mal
Pas une nuit armée d’amour ou de repos
Pas une voix d’aplomb pas une bouche émue
Pas un sein dévoilé pas une main ouverte
Pas de misère et pas de satiété
Rien d’opaque rien de visible
Rien de lourd rien de léger
Rien de mortel rien d’éternel

Il y aurait un homme
N’importe quel homme
Moi ou un autre
Sinon il n’y aurait rien.