3 Janvier 1892 …

… nait celui qui fera revivre le conte, que l’on écoute lorsque la nature est en sommeil, au coin du feu, ainsi que les légendes qui le sous-tendent, et qui donnera à rêver : tranquillité, menace, combats, amitié et bien sur, magie, à des millions d’humains de tout âge.

John Ronald Reuel Tolkien, est connu comme romancier, auteur de la célèbre trilogie du Seigneur des Anneaux. Mais il est aussi poète. On pourrait presque dire surtout poète. Car si l’on trouve des vers dans son œuvre majeure, sa prose est également très poétique autant dans ses thèmes que dans son style.

Un passage entier du premier tome du seigneur des anneaux a été retiré dans le film de Peter Jackson.
C’est précisément parce qu’il aurait fallu traduire en image ce chapitre dont la poésie déborde largement la chanson du personnage étrange qui lui donne son titre.

Tom Bombadil

Holà ! Viens gai dol ! derry dol ! Chérie !
Légers sont le vent du temps et l’étourneau ailé.
Là-bas sous la colline, brillante au soleil,
Là est ma belle dame, fille de Dame Rivière,
Mince comme la baguette de saule, plus claire que l’onde.
Le vieux Tom Bombadil, porteur de lis d’eau,
Rentre de nouveau en sautillant. L’entends-tu chanter ?
Holà ! Viens gai dol ! derry dol ! et gai ho,
Baie d’or, baie d’or, gaie baie jaune, oh !
Pauvre vieil Homme saule, retire tes racines !
Tom est pressé à présent. Le soir va suivre le jour.
Tom rentre, porteur de lis d’eau.
Holà ! viens derry dol ! M’entends-tu chanter ?

C’est dans la demeure de cet être-universqui est à la fois au-dessus et en dehors de tout ce dans quoi se débattrons les divers êtres de la terre du milieu – que la communauté de l’anneau va rencontrer Baie d’Or, fille de la rivière. (« merveilleuse et pourtant point étrange » une belle définition de la poésie … lorsqu’elle touche celui qui l’écoute ou la lit)

— Belle dame Baie d’Or ! dit enfin Frodon, le cœur gonflé d’une joie qu’il ne comprenait pas.

Il se tenait là, comme il lui était arrivé parfois de rester, enchanté par de belles voix elfiques ; mais le charme sous lequel il se trouvait à présent était différent : le plaisir était moins aigu et moins sublime, mais plus profond et plus proche d’un cœur de mortel ; merveilleux et pourtant point étrange :

— Belle dame Baie d’Or ! répéta-t-il. À présent, la joie cachée dans les chants que nous entendions m’est rendue claire.

Ô toi, svelte comme une baguette de saule !
Ô toi, plus claire que l’eau claire !
Ô toi, roseau pris du vivant étang ! Belle fille de la rivière !
Ô toi, printemps et été, et de nouveau printemps après !

Il s’arrêta soudain et se mit à bégayer, succombant à la surprise de s’entendre prononcer pareilles choses. Mais Baie d’Or rit.

Ô toi, vent sur la cascade et rire des feuilles !

Il existe des poèmes qui ne sont pas dans les romans publiés par Tolkien, certains n’ont été édités qu’après sa mort. C’est le cas de la version ultime de ce texte, emprunt de la nostalgie qui habitait Tolkien, écrit initialement dans la langue qu’il a inventé.

La dernière arche 

Qui verra un vaisseau blanc
quitter le dernier rivage,
les pâles fantômes en son sein froid
telles des mouettes qui gémissent ?

Qui remarquera un vaisseau blanc,
léger comme un papillon
dans la mer qui monte,
sur des ailes telles des étoiles,
la mer qui enfle,
l’écume qui souffle,
les voiles qui brillent,
la lumière qui s’évanouit ?

Qui entendra rugir le vent
telles les feuilles des forêts ;
les rochers blancs qui grondent
dans la lune qui scintille,
dans la lune qui décroît,
dans la lune qui tombe,
une chandelle-cadavre ;
le tonnerre qui murmure,
l’abîme qui remue ?

Qui verra s’assembler les nuages,
les cieux qui se penchent
sur les collines qui s’effondrent,
la mer qui se soulève,
l’abîme qui bâille
les ténèbres anciennes
au-delà des étoiles qui tombent
sur des tours effondrées ?

Qui remarquera un


dans le dernier matin ?

Qui verra le dernier soir ?
     

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Une poésie simple, celle des Hobbit, cette simplicité qui permettra à Frodon d’éviter la tentation du pouvoir. Cette simplicité qui permet de voir, d’entendre, de sentir et de toucher, tout ce qui donne au monde forgé ou non par la main de l’homme, ses sons parfois musique , ses odeurs parfois parfum, ses formes et matières, parfois caressantes, accueillantes… blessantes.

La route se poursuit sans fin.
Descendant de la porte où elle commença.
Maintenant, loin en avant, la route s’étire.
Et je la dois suivre, si je le puis
La parcourant d’un pied avide,
Jusqu’à ce qu’elle rejoigne quelque voie plus grande
Où se joignent maints chemins et maintes courses.
Et vers quel lieu, alors ? Je ne saurais le dire.
Dans l’âtre, le feu est rouge,
Sous le toit, il y a un lit ;
Mais nos pieds ne sont pas encore las,
Nous pouvons encore rencontrer derrière le tournant
Un arbre soudain ou une pierre levée
Que nul autre n’a vu que nous seuls.
Arbre, fleur, feuille, herbe,
Qu’ils passent ! Qu’ils passent !
Colline et eau sous le ciel,
Passons-les ! Passons-les !

Encore derrière le tournant peut attendre
Une nouvelle route ou une porte secrète,
Et, bien que nous les passions aujourd’hui,
Demain nous pouvons revenir par ici
Et prendre les sentiers cachés qui courent
Vers la lune ou vers le soleil.
Pomme, épine, noix et prunelle,
Laissons-les ! Laissons-les !
Sable et pierre, étang et combe,
Adieu ! Adieu !

La maison est derrière, le monde devant,
Et il y a bien des chemins à parcourir
À travers les ombres jusqu’à l’orée de la nuit,
Jusqu’à ce que les étoiles soient toutes allumées.
Alors, monde derrière et maison devant,
Nous reviendrons vers la maison et le lit.
Brume et crépuscule, nuage et ombre,
S’évanouiront ! S’évanouiront !
Feu et lampe, et viande et pain,
Et puis au lit ! Et puis au lit !