(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)
Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose. Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?
[A nouveau dans le temps réel. Sur Urras]
Shevek a rencontré une femme de la haute société, chez un professeur qui l’avait invité en sa demeure. Il va être ébloui.
Shevek enfila son manteau dans l’entrée et l’attendit près de la porte.
Ils marchèrent en silence pendant un demi-bloc. La neige s’écrasait et crissait sous leurs pieds.
— Vous êtes vraiment trop poli pour…
— Pour quoi ?
— Pour un anarchiste, dit-elle de sa petite voix lente et affectée (elle employait la même intonation que Pae, et qu’Oiie quand il était à l’Université). Je suis déçue. Je pensais que vous seriez dangereux et bizarre.
— Je le suis.
Elle leva les yeux vers lui tout en marchant. Elle portait un châle écarlate noué au-dessus de la tête ; ses yeux paraissaient noirs et brillants devant la blancheur vive de la neige qui les entourait.
— Mais pour l’instant vous vous contentez de m’accompagner servilement jusqu’à la gare, Dr Shevek.
— Shevek, dit-il doucement. Pas « docteur ».
— Est-ce que c’est votre nom entier, sans rien de plus ?
Il acquiesça en souriant. Il se sentait en pleine forme, et appréciait l’air pur, la chaleur du manteau bien coupé qu’il portait, la beauté de la femme qui marchait à côté de lui. Aucun souci ne l’avait effleuré aujourd’hui.
— Est-il vrai que vous obtenez vos noms d’un ordinateur ?
— Oui.
— Comme c’est triste ; recevoir son nom d’une machine !
— Pourquoi triste ?
— C’est si mécanique, si impersonnel.
— Mais qu’y a-t-il de plus personnel qu’un nom qui n’est porté par personne d’autre ?
— Personne d’autre ? Vous êtes le seul Shevek ?
— Tant que je vis. Il y en a eu d’autres, avant moi.
— Des parents, voulez-vous dire ?
— La famille ne compte pas beaucoup pour nous ; nous sommes tous parents, voyez-vous. Je ne sais pas qui ils étaient, sauf une, durant les premières années du Peuplement. Elle avait dessiné une sorte de roulement qu’on utilise dans de grosses machines, on l’appelle encore un « shevek ». – Il eut un nouveau sourire, encore plus large. – Voilà la véritable immortalité !
Vea secoua la tête.
— Mon Dieu ! dit-elle. Comment reconnaissez-vous les hommes des femmes ?
— Eh bien, nous avons découvert certaines méthodes…
Au bout d’un instant, elle éclata d’un rire doux et lourd. Elle s’essuya les yeux qui larmoyaient dans l’air froid.
— Oui, vous êtes peut-être bizarre !… Est-ce qu’ils ont tous pris des noms fabriqués, alors, et tous appris un langage fabriqué – tout est nouveau ?
— Les Fondateurs d’Anarres ? Oui. C’étaient des gens romantiques, je pense.
— Et vous ne l’êtes pas ?
— Non. Nous sommes très pragmatiques.
— Vous pouvez être les deux, dit-elle.
Il ne s’était pas attendu à la moindre subtilité d’esprit de sa part.
— Oui, c’est vrai, répondit-il.
— Qu’y a-t-il de plus romantique que votre venue ici, tout seul, sans un sou en poche, pour plaider en faveur de votre peuple ?
— Et pour être gâté par les richesses en restant ici.
— Les richesses ? Dans des salles d’université ? Mon Dieu ! Mon pauvre ami ! Ne vous ont-ils emmené dans aucun endroit chic ?
— Dans bien des endroits, mais tous pareils. J’aimerais pouvoir mieux connaître Nio Esseia. Je n’ai vu que le côté extérieur de la ville, le papier d’emballage.
Il utilisait cette expression parce qu’il était fasciné depuis le début par l’habitude urrastie d’emballer tout dans du papier propre et coloré ou dans des cartons ou des feuilles métalliques. Les vêtements, les livres, les végétaux, les sous-vêtements, les médicaments, tout était enveloppé.
Même les paquets de papier étaient emballés dans plusieurs papiers.
— Je sais. Ils vous ont fait visiter le Musée d’Histoire, et vous ont emmené au Monument de Dobunnae, et vous ont fait ensuite assister à une séance du Sénat ! – Il rit, car cela avait été justement l’itinéraire d’un jour de l’été dernier. – Je vois ! Ils sont tellement stupides avec les étrangers. Je veillerai à ce que vous puissiez voir la véritable Nio !
— Cela me ferait plaisir.
— Je connais toutes sortes de gens merveilleux. Je collectionne les gens. Ici, vous êtes piégé par tous ces professeurs et ces politiciens maussades…
Elle continua à bavarder. Il prenait autant de plaisir à son discours inconséquent qu’à la lumière du soleil, ou à la neige.
[Note] D’un piège … à un autre ?