18 Novembre 1952 …

… la plume de Paul Eluard se tait définitivement.

Les Cahier du Sud consacrent la première partie de leur numéro 315 à celui qui écrit, au lendemain de la première guerre mondiale « les poèmes pour la paix« 

POÈMES POUR LA PAIX  (1918)

Monde ébloui, 
Monde étourdi.

I

Toutes les femmes heureuses ont
Retrouvé leur mari – il revient du soleil
Tant il apporte de chaleur.
Il rit et dit bonjour tout doucement
Avant d’embrasser sa merveille.

II

Splendide, la poitrine cambrée légèrement,
Sainte ma femme, tu es à moi bien mieux qu’au temps
Où avec lui, et lui, et lui, et lui, et lui,
Je tenais un fusil, un bidon – notre vie!

III

Tous les camarades du monde, 
O! Mes amis!
Ne valent pas à ma table ronde
Ma femme et mes enfants assis, 
O! Mes amis!

IV

Après le combat dans la foule, 
Tu t’endormais dans la foule.
Maintenant, tu n’auras qu’un souffle près de toi, 
Et ta femme partageant ta couche
T’inquiétera bien plus que les mille autres bouches.

V

Mon enfant est capricieux –
Tous ces caprices sont faits.
J’ai un bel enfant coquet
Qui me fait rire et rire.

VI

Travaille.
Travail de mes dix doigts et travail de ma tête, 
Travail de Dieu, travail de bête,
Ma vie et notre espoir de tous les jours,
La nourriture et notre amour.
Travaille.

(…)

X

Je rêve de toutes les belles
Qui se promènent dans la nuit, 
Très calmes, 
Avec la lune qui voyage.

XI

Toute la fleur des fruits éclaire

en feu sombre sur mes mains.

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Dans les toutes premières pages de ce numéro, le directeur de publication, Jean Ballard, évoque la présence particulière de l’auteur de « Capitale de la douleur »

Je suis sûr que Paul Eluard, s’il pouvait prêter l’oreille à nos adieux, serait surtout sensible à la voix la plus simple, aux accents les plus directement venus du cœur. Et qu’il écouterait avec sympathie celle qui lui parlerait sans recherche son langage habituel, qui lui dirait les mêmes mots usés, pourtant si purs, si pleins de sens, comme confiance ou fidélité.
C’était pour les entendre et surtout pour les voir vivre qu’il venait de temps à autre au milieu de nous. Il se délassait de ses travaux et peut-être de lui-même en s’accordant la trêve d’un repos où l’âme avait plus de part que le corps. Notre maison, c’était sa jeunesse, des amitiés disparues mais réchauffées avec une ferveur qui ne tenait plus compte de la mort.
A Marseille, il avait vu André Gaillard; c’était en 1929, au temps de notre connaissance. Tous deux étaient partis à la découverte de Joe Bousquet, à Carcassonne, et cette rencontre avait étoilé leur vie à tous les trois.
(…)
Je me souviens qu’un soir, sur le Vieux-Port, à l’heure où les bruits se calment, je le devinai plutôt que je ne le vis. Il allait devant lui comme dans un songe, à quelques pas de l’eau noire qui clapotait doucement.
Sa haute stature semblait glisser dans un mouvement qui n’était pas la marche.
Je le rejoignis; nullement surpris de me voir il me parla sans préambule d’André Gaillard comme s’il continuait un entretien avec lui-même.
J’eus alors une impression d’étrangeté.
Bien que je fusse dans mon cadre habituel j’avais changé de monde, j’étais dans le sien, tout aussi réel, aussi proche, mais enrichi d’une autre présence.
Sa voix restait la même mais s’orientait vers un auditeur invisible. Elle parlait du merveilleux qui n’a pas de frontières et s’insinue dans nos pensées les plus humbles; elle évoquait la mort avec indifférence comme une chose absurde et sans réalité, pour la nier.
Puis il s’éloigna brusquement, sans adieu, comme s’il allait revenir, et continua sa promenade nocturne.
Mais il n’était plus seul.
Des vers de « Capitale de la Douleur » me revinrent en mémoire en le voyant disparaître :

« Je suis au bras des ombres
« Je suis au bas des ombres
« Et des ombres m’attendent… »

C’est ce léger glissement qu’il imprimait aux choses, cette dimension inusitée que prenait le temps à son approche, tout cet insolite que j’aimais en lui. A tout instant il semblait …

… épis. C’était la revanche de la vie sur l’ombre, celle aussi de la fidélité sur la mort.

JEAN BALLARD.

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LE DROIT LE DEVOIR DE VIVRE

Il n’y aurait rien

Pas un insecte bourdonnant

Pas une feuille frissonnante

Pas un animal léchant ou hurlant

Rien de chaud rien de fleuri

Rien de givré rien de brillant rien d’odorant
Pas une ombre léchée par la fleur de l’été
Pas un arbre portant des fourrures de neige
Pas une joue fardée par un baiser joyeux
Pas une aile prudente ou hardie dans le vent
Pas un coin de chair fine pas un bras chantant
Rien de libre ni de gagner ni de gâcher
Ni de s’éparpiller ni de se réunir
Pour le bien pour le mal
Pas une nuit armée d’amour ou de repos
Pas une voix d’aplomb pas une bouche émue
Pas un sein dévoilé pas une main ouverte
Pas de misère et pas de satiété
Rien d’opaque rien de visible
Rien de lourd rien de léger
Rien de mortel rien d’éternel

Il y aurait un homme
N’importe quel homme
Moi ou un autre
Sinon il n’y aurait rien.

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