Les Dépossédés – URSULA LE GUIN – 16

(traduit de l’américain par Henry-Luc Planchat)

Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?

15-Les Dépossédés -DE LOIN L’ ÉROTISME -IMA

[Retour au présent du roman.]
Shevek est dans la chambre qui lui a été attribuée – il ne sait pas que sur Urras ce type d’attribution est exclusive. Il en est le propriétaire pour un temps. Notre Anarresti va pour la première fois rencontrer quelqu’un de différents de tous ceux qu’il a vu sur Urras depuis son arrivée. Source de nombreuses incompréhension de sa part. 

On frappa à la porte. Tournant le dos à la fenêtre, nu, en se demandant qui cela pouvait être, Shevek dit :

— Entrez !

Un homme entra, portant des paquets. Il s’arrêta dans l’encadrement de la porte. Shevek traversa la pièce, disant son propre nom à la façon anarrestie et tendant la main à la manière urrastie.

L’homme, qui devait avoir environ cinquante ans, le visage ridé et fatigué, dit quelque chose dont Shevek ne comprit pas un mot, et ne lui serra pas la main. Peut-être les paquets l’en empêchaient-ils, mais il ne fit aucun effort pour les déplacer afin de libérer sa main. Son visage était très grave. Il était possible qu’il fût embarrassé.

Shevek, qui pensait avoir au moins maîtrisé les coutumes de salutation urrasties, en fut déconcerté.

— Entrez, répéta-t-il, puis, comme les Urrastis utilisaient toujours des titres et des qualificatifs, il ajouta : monsieur !

L’homme repartit d’un nouveau discours inintelligible, tout en marchant de biais pour se diriger vers la chambre. Cette fois, Shevek saisit quand même quelques mots en iotique, mais ne comprit pas le reste. Il laissa faire le gars, puisqu’il semblait vouloir aller dans la chambre. Peut-être était-ce un compagnon de chambre ? Mais il n’y avait qu’un lit. Shevek le laissa et revint vers la fenêtre ; l’homme fila dans l’autre pièce et fit du bruit pendant quelques minutes. Au moment où Shevek se disait que ce devait être un travailleur de nuit qui utilisait la chambre durant la journée, un arrangement que l’on faisait parfois dans des domiciles temporairement surchargés, il ressortit. Il dit quelque chose

– peut-être « Tout est prêt, monsieur » – 16-Les Dépossédés -– ET BAISSA LA TÊTE-LET

Puis il sortit. Shevek resta près de la fenêtre, réalisant lentement que pour la première fois de sa vie on lui avait fait une courbette.

Il alla dans la chambre et s’aperçut que le lit avait été fait.

Lentement, pensif, il s’habilla.


[Note] Les confusions de Shevek mettent en évidence des codes, relatifs à la nudité, à la relation de soumission monnayée ou non, dont certains sont devenus transparents à nos yeux. Dans notre monde actuel, ce nouveau personnage, comme tous ceux qui « servent », aurait un masque.



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